La Poussière Des Corons
d’irréalité, j’entendis
le pas de ma mère, qui revenait du jardin et ouvrait la porte de l’arrière-cuisine.
Sa voix, intriguée mais pas encore inquiète, m’arriva :
— Qu’est-ce que c’est, Madeleine ?
A elle non plus, je n’ai pas pu répondre. Ma voix, mes
gestes ne m’obéissaient plus. Elle entra dans la cuisine, et en voyant Gaston, elle
aussi comprit. Elle s’arrêta, se pétrifia. Comme moi, elle devint pâle. L’horreur
et la souffrance qui montèrent dans son regard me firent mal. Elle porta les
mains à son visage, et une plainte lui échappa :
— Non… Oh non, pas ça ! Pas ça, non, pas ça !
Elle regarda Gaston, et il y avait dans ses yeux un
égarement, une douleur immense, incommensurable. Elle demanda, d’une voix
assourdie :
— C’est Jean, n’est-ce pas ?
Gaston refit le même geste d’impuissance :
— Oui… J’ai reçu la lettre ce matin…
Il tendit un papier qu’il tenait à la main et que je n’avais
pas encore remarqué. Ni ma mère ni moi n’étions capables de le prendre. Alors, embarrassé,
il le déposa sur la table. Il fit un pas vers nous, dit, et sa voix était
maintenant tout enrouée :
— J’ai de la peine, moi aussi… Nous étions
parents, et je l’aimais bien…
Il nous regarda, malheureux, désireux de nous aider et en
même temps conscient qu’il ne pouvait rien faire. Nous voyant immobiles, figées,
il n’insista pas. Ma mère avait fermé les yeux, comme pour mieux résister aux
vagues de souffrance qui l’assaillaient. Il se détourna ; je crus entendre
qu’il bougonnait, entre ses dents :
— Quel métier !… Que des corvées, oui !…
Il sortit, laissant sur la table le papier blanc, messager
de mort et de désespoir. Alors, brutalement, mon chagrin éclata, mes pleurs
coulèrent. Je me suis retrouvée dans les bras de ma mère, étroitement serrée
contre sa poitrine, et nous avons sangloté longuement, vaincues par la peine
intolérable qui nous déchirait le cœur.
Les autres habitants de la rue avaient compris, en voyant le
maire venir chez nous. Une à une, nos voisines vinrent nous voir, pour essayer
de nous réconforter, nous dire qu’elles prenaient part à notre peine, ou
simplement pour ne rien dire du tout mais pour montrer qu’elles étaient là, que
nous pouvions compter sur elles. La solidarité du coron jouait, une fois encore.
Du reste, mon père, avec son naturel bon et aimable, était apprécié, et
beaucoup pleurèrent en nous rendant visite. Celles qui, comme nous, avaient
perdu un être cher pleuraient à la fois sur elles et sur nous.
Ma mère et moi, nous étions abruties de douleur. Nous
faisions notre travail, comme chaque jour, mais c’était d’une façon mécanique, repliées
sur notre souffrance intérieure. Mon cœur hurlait de désespoir, et je voyais
dans les yeux de ma mère le reflet de ma propre agonie. Je savais qu’à un
chagrin d’une si grande intensité il n’était pas de consolation possible.
Le plus dur était pour moi le soir, quand je me retrouvais
dans mon lit. Jusqu’alors, mon père avait été absent, mais il était vivant, quelque
part. Et tous les soirs, avant de m’endormir, je m’imaginais ce que ce serait
quand il reviendrait. Rien qu’en y pensant, je ressentais déjà un peu de la
joie qui éclaterait dans mon cœur à son retour. Cela m’avait aidée à mieux
supporter la séparation. Mais, maintenant, je n’avais plus cet espoir pour me
soutenir, maintenant je savais qu’il ne reviendrait plus. Une profonde détresse
me faisait verser des larmes brûlantes, et des sanglots irrépressibles me
déchiraient la gorge, que j’étouffais dans mon oreiller. L’impuissance où j’étais
de n’y pouvoir rien changer augmentait mon désespoir. Je comprenais, avec une
obscure révolte, que, là aussi, je devais admettre et subir. Mais je ne pouvais
plus, c’était bien trop dur. Comment accepter l’inacceptable ?
Le monde était devenu tout gris. La mort, en prenant mon
père, m’avait meurtrie impitoyablement. C’était ma première grande douleur. Elle
était si dure à supporter, pour mes dix-sept ans, que je pensais bien ne jamais
souffrir davantage.
2
LA guerre continuait, les combats faisaient rage. Il y eut
des batailles meurtrières, entre Allemands et Canadiens, sur la crête de Vimy. Cela
nous toucha à peine, ma mère et moi. Notre détresse nous isolait du monde
extérieur. La guerre nous avait pris ce que nous
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