La Poussière Des Corons
avions de plus cher. Comment
aurait-elle pu encore nous atteindre ?
Peu de temps après, Charles m’annonça qu’il partait, lui
aussi. Il s’était engagé.
— Tu comprends, me dit-il, j’en ai assez de
travailler pour les Allemands, d’extraire du charbon qu’ils utiliseront contre
notre pays. J’ai bientôt dix-neuf ans, je veux me rendre utile, je vais me
battre aux côtés des Français, là où est ma place.
Je ne vis qu’une chose : il partait, et la guerre se
chargerait de le tuer, comme elle le faisait pour tous les autres. J’ai tendu
les mains vers lui, en un geste de supplication :
— Oh, Charles ! Ne fais pas ça ! Tu n’es
pas obligé de partir, ne t’en va pas…
Il me regarda, avec un mélange d’étonnement et de reproche :
— Voyons, Madeleine, essaie de comprendre. Je
veux faire mon devoir. Tu admettrais que je continue à travailler pour les
Allemands, au lieu de me battre pour la France ?
— C’est… c’est moins dangereux…
Il haussa les épaules, d’un air méprisant :
— Ne dis pas des choses pareilles… De toute façon,
ma décision est prise. Je me suis engagé, je pars.
— Et tes parents, que disent-ils ?
— Ma mère est comme toi, elle voudrait me garder,
au risque de faire de moi un lâche. Mon père, lui, me comprend et m’approuve. Il
est assez malheureux de ne pouvoir aller se battre, et de rester ici. Tu ne
sais pas ce que c’est, Madeleine, que de travailler pour « eux ».
Non, je ne savais pas ce que c’était. Et je ne pouvais pas
comprendre, non plus, cet acharnement à vouloir partir pour se faire tuer. Je l’ai
regardé, muette soudain, consciente du fait que nous ne voyions pas les choses
sous le même angle, et obligée, encore une fois – une fois de plus
–, d’accepter, de subir.
Il partit, quelques jours plus tard. Il vint nous dire au
revoir, à ma mère et à moi – ou était-ce adieu ? Il portait la tenue
de soldat, ce qui lui donnait un air viril. Il m’embrassa comme un frère, me
serrant contre lui. Je sentis sa joue contre la mienne, dure, rugueuse, et je
compris qu’il était devenu un homme. Les larmes aux yeux, je l’ai regardé
partir, en luttant contre la pensée qui me disait que je ne le reverrais plus, que,
comme mon père, lui non plus ne reviendrait pas.
*
Charles parti, il ne restait que Pierre, son père, pour nous
aider dans les gros travaux. À la maison, je faisais pratiquement tout moi-même,
maintenant. Ma mère se traînait lamentablement, on eût dit une pitoyable
marionnette brisée. La mort de mon père l’avait gravement atteinte. Moi aussi, j’avais
une peine immense, qui me donnait parfois envie de hurler, tellement c’était
insupportable. Mais je comprenais que, pour ma mère, c’était autre chose. Elle
jusqu’alors si active, si dynamique, ne faisait plus rien. Elle avait un regard
lointain, qui regardait sans voir, et qui semblait tourné vers l’intérieur, uniquement
occupé de sa propre douleur.
Je me confiais à Marie, je lui disais le souci que me
causait ma mère. Jeanne, bien souvent, soupirait, et disait :
— Tu ne peux rien faire, ma pauvre Madeleine. Il
faut attendre, avoir de la patience. Avec le temps, sa peine sera moins vive.
Juliette, que je voyais plus rarement depuis la guerre, avait
compris, elle aussi, mon problème.
— Entoure-la le plus possible de tendresse, me
dit-elle. Maintenant, elle n’a plus que toi. C’est toi qui dois la ramener vers
la vie.
Mais cela me semblait bien dur. J’étais trop jeune pour une
telle épreuve, et moi aussi, j’avais de la peine, moi aussi, j’aurais eu besoin
d’être consolée.
Le jour de mes dix-huit ans, je pleurai. Ma mère mêla ses
larmes aux miennes :
— Jamais plus, Madeleine, il ne sera là pour te
souhaiter ton anniversaire…
Notre souffrance commune nous a rapprochées. À partir de ce
jour, nous avons pu parler de mon père, et nos conversations le faisaient
revivre. Sur le buffet de la cuisine, ma mère installa sa photo, devant
laquelle elle mit un bouquet de fleurs.
Et sur tout cela, il y avait la guerre qui continuait. Cette
année-là, les bombardements furent encore plus nombreux et plus violents. Nous
avions fini par installer des matelas dans la cave, car nous y passions, de
plus en plus souvent, des nuits entières. C’était le plus pénible, je l’ai déjà
dit. Julien et Georges, les deux plus jeunes frères de Marie, qui n’étaient
encore que des enfants,
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