La Poussière Des Corons
aussi, de parler d’Henri à ma mère. Je ne le
faisais pas par besoin de dissimulation. Simplement, je ne voulais pas le lui
dire, sans m’expliquer au juste pourquoi. Je craignais sans doute qu’elle ne m’interdît
les sorties, ou que, comme Charles, elle ne voulût s’opposer à mon amour pour
Henri. Je refusais qu’elle détruisît mon beau rêve par des mises en garde, par
le rappel d’une différence de milieu dont j’étais, au fond de moi, tout à fait
consciente. Elle aurait essayé de me faire comprendre qu’entre lui et moi rien
n’était possible, et je ne le voulais pas.
Cet été-là fut ensoleillé, chaud, lumineux, empli de
promesses. Je vivais chaque semaine dans l’attente du dimanche, sachant qu’alors
je retrouverais Henri. J’étais heureuse, et jeune, et insouciante, et folle.
*
Le dernier dimanche d’août, Henri m’annonça :
— Dimanche prochain, Madeleine, je te dirai au
revoir pour plusieurs semaines.
Il me sembla que tout devenait noir. Interdite, je balbutiai :
— Mais… pourquoi ?
— Mes études sont terminées, et je vais aller
faire un stage en Allemagne où, paraît-il, les mines sont, techniquement, bien
supérieures aux nôtres. Ils sont beaucoup plus mécanisés que nous. Comme, ensuite,
je travaillerai avec mon père, j’espère ramener des idées valables pour
moderniser ici.
En parlant, il s’échauffait, emporté par l’enthousiasme. Je
le sentais s’éloigner de moi, et j’en souffrais. Il vit sans doute mon visage
déçu, voulut me consoler :
— Mais ne t’inquiète pas, Madeleine ! Si je
pars pour un an, je ne resterai pas absent tout ce temps-là. Je reviendrai, de
temps en temps, et nous nous reverrons. Tu ne m’oublieras pas, hein ?
Son regard câlin chassa mes appréhensions, et je lui souris.
Mais j’avais le cœur gros malgré tout. Ne plus le voir pendant plusieurs
semaines, alors que chaque dimanche était pour moi un enchantement renouvelé, comme
cela me semblait dur ! Juliette intervint :
— J’irai te voir, Madeleine, ou tu viendras chez
moi. Je te donnerai de ses nouvelles. Allons, ne sois pas triste.
J’ai essayé de lui obéir, mais, au fond de moi, j’avais de
la peine. Comment pouvait-il partir, accepter avec insouciance l’idée de me
quitter, d’être séparé de moi pendant tout ce temps ? Je me disais que moi,
à sa place, je ne le pourrais pas. Je compris, fugitivement, que je n’étais pas
son seul univers, et une ombre descendit sur mon amour.
Le dimanche suivant avait lieu, comme chaque année, la
ducasse de septembre. Un bal « volant » avait été installé sur la
place sous une grande tente rectangulaire. Juliette m’avait dit :
— Demande à ta mère la permission d’aller au bal,
Madeleine. Nous irons ensemble.
Ma mère n’avait pas refusé. Au contraire, elle avait dit :
— C’est de ton âge, Madeleine. Il est normal que
tu t’amuses…
Et, le dimanche après-midi, je suis allée chercher Juliette.
Elle m’attendait, avec Henri. En le voyant si beau, je me dis qu’il allait
partir, et mon cœur battit douloureusement. Il prit ma main, embrassa mes
doigts :
— Viens, Madeleine, profitons du moment présent, ne
pense pas que je pars demain.
Je m’efforçai de faire ce qu’il disait, mais je ne pouvais m’empêcher
de sentir, tout au fond de moi, une douleur sourde. Pour la chasser, j’ai, avec
Juliette, grimpé sur les manèges, joué aux fléchettes. J’ai même essayé de
tirer à la carabine, aidée par Henri dont les bras autour de moi et les mains
sur les miennes accéléraient les battements de mon cœur.
Quand vint l’heure du bal, j’avais réussi à m’étourdir, à ne
penser qu’à sa présence auprès de moi.
Beaucoup de jeunes étaient là, beaucoup de parents aussi, des
mineurs que pour la plupart je connaissais. Je ne vis pas Charles, et j’en fus
heureuse. J’aperçus Albert Darent, qui se contenta de me lancer un regard
mauvais, avant de se détourner. Je le détestais et le craignais, et j’étais
heureuse d’être avec Henri. Au moins, pensai-je, il n’osera pas m’embêter.
L’orchestre se mit à jouer. Henri m’invita à danser. Je
crois bien que c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à perdre la tête.
Henri commanda une bouteille de vin, en emplit trois verres,
m’en tendit un :
— Tiens, Madeleine, pour toi.
Je voulus le refuser :
— Non, je ne bois jamais d’alcool.
— Une fois
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