La Poussière Des Corons
par la main, il m’entraîna. Au tournant suivant, nous
avons retrouvé Juliette. Je ne me rappelle plus comment nous avons réussi à
sortir, je ne me souviens que de la présence d’Henri près de moi, ma main dans
la sienne, et la douceur de ses sourires lorsqu’il tournait la tête vers moi et
me regardait.
Dans la voiture, j’étais près de lui. Nous avons fait la
route du retour alors que le soleil se couchait. À l’ouest, le ciel était
safran, turquoise et rose. Juliette, près de moi, chantait, heureuse et
insouciante. Henri et moi, émus et graves, nous étions silencieux.
Comme il était tard, je demandai à Henri de me déposer à l’entrée
du coron. J’embrassai Juliette, je les remerciai de cette journée, et je me
tournai vers Henri. Il me prit la main, la porta à ses lèvres, l’embrassa
longuement. Il dit, tout bas :
— Bonsoir, Madeleine… Fais de beaux rêves. À bientôt,
mon amour.
La respiration coupée, je le regardai. J’avais conscience de
lui offrir mon cœur dans mes yeux. Il lâcha ma main, remonta en voiture en me
souriant.
— Au revoir, Madeleine ! cria Juliette, alors
qu’ils démarraient.
Je les regardai partir, le cœur empli de joie, d’amour, de
bonheur. Cette journée avait été merveilleuse, telle que je n’aurais jamais osé
la rêver. Je suis rentrée chez moi, j’ai raconté à ma mère la ducasse, les
manèges, et une fois de plus, sans même le vouloir, instinctivement, j’ai gardé
pour moi le secret de mon amour. Je me suis endormie, ce soir-là, en revivant
en pensée tout ce qui m’était arrivé. Je me disais que la gitane ne s’était pas
trompée, qui avait dit qu’un grand amour-ensoleillerait ma vie.
5
J’AI vécu les jours suivants dans une totale euphorie. Je
ressentais une telle joie, un tel enthousiasme, que j’avais envie de danser, de
chanter, de crier, de faire partager mon bonheur au monde entier. Ce que je n’avais
jamais osé espérer, dans mes rêves les plus fous, s’était produit : Henri
m’aimait, il me l’avait dit, c’était merveilleux. Par moments, j’avais encore
du mal à y croire.
Dans la semaine, Juliette vint me voir :
— Dimanche, nous projetons d’aller au cirque. Tu
viens avec nous, Madeleine ?
Je demandai l’autorisation à ma mère, qui me la donna
volontiers. Juliette bavarda quelques instants, puis, lorsque j’allai la
reconduire, elle me prit à part, et chuchota :
— Je crois qu’Henri est amoureux de toi… Il ne me
l’a pas dit, mais je pense avoir bien deviné.
Me voyant rougir, elle sourit, une étincelle complice au
fond des yeux :
— Et toi, Madeleine, l’aimes-tu ?
Je sentis ma rougeur s’accentuer et ne répondis pas. Juliette
se mit à rire :
— Oh, Madeleine ! Ne prends pas cet air gêné !
Il n’y a rien d’étonnant, après tout, mon frère est si bien, je comprends que
tu l’aimes !
Devenue plus grave, elle me serra contre elle :
— Madeleine, je suis ravie. Si tu devenais ma
belle-sœur, j’en serais enchantée. Je t’aime déjà comme une sœur.
Nous sommes allés au cirque, le dimanche suivant. J’ai vu, pour
la première fois de ma vie, des jongleurs, des équilibristes, des chevaux
savants, des clowns. Avec Henri à côté de moi, je croyais rêver. Il me semblait,
par moments, que tout cela arrivait à une autre. Henri me faisait découvrir une
vie tellement différente de la mienne que j’en étais littéralement éblouie.
Avec moi, il était tendre, amoureux. Nous fîmes beaucoup d’autres
sorties. Il me prenait la main, ou bien me serrait contre lui. Juliette, complice,
s’éloignait parfois, au hasard d’une promenade, pour nous laisser seuls. Alors,
à la faveur de quelques instants de solitude, il m’embrassait, me murmurait des
mots d’amour tendres et doux, et moi j’étais au septième ciel. Je l’aimais
tellement qu’il me semblait impossible d’aimer davantage. Je vivais dans un
monde illuminé de bonheur.
Les seuls instants sombres que je connaissais me venaient de
Charles. Lorsque je le voyais, je ne pouvais m’empêcher d’être triste pour lui.
Je sentais monter en moi un sentiment confus de culpabilité et de remords, que
je m’efforçais de repousser. Charles ne me disait plus rien, se contentant
simplement de me suivre d’un regard de chien fidèle, plein d’une adoration
muette et désespérée. Malgré moi, cela m’agaçait ; je lui en voulais de
déranger mon bonheur.
J’évitais,
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