La Poussière Des Corons
tourniquet, contribua à intensifier mon malaise, et je me sentis de plus en
plus malade. Une sueur froide mettait sur mon visage, sur tout mon corps, une
sorte de pellicule humide et malsaine. Ce travail qui, habituellement, n’était
pas facile devenait, là, franchement intolérable.
Bientôt, je dus arrêter. Je me redressai et me forçai à
respirer profondément, plusieurs fois de suite. La nausée passa. Je m’obligeai
à rincer le linge, à le tordre, sans trop me baisser car le simple fait de me
pencher faisait revenir mon envie de vomir.
Je bâclai mon travail. Je sortis avec le linge pour le
mettre à sécher. J’étais en train de le pendre sur les fils de fer, luttant
contre un malaise grandissant, lorsque j’eus un éblouissement. Il me sembla que
la clarté du soleil m’aveuglait, et je vis les piquets devenir flous, s’éloigner.
Instinctivement, je tendis les bras pour me retenir à l’un d’eux, et tout
devint noir.
Ce fut ma mère qui me trouva, inquiète de ne pas me voir
revenir. La fraîcheur d’un linge mouillé avec lequel elle humecta mon front me
ranima. J’ouvris les yeux. J’étais couchée dans l’herbe, et ma mère, penchée
sur moi, paraissait complètement affolée.
— Madeleine, oh, mon Dieu, Madeleine ! Que
se passe-t-il ?
En gémissant, je me redressai :
— Oh, maman… je ne sais pas… Je suis malade. Que
m’arrive-t-il ?
Ma mère m’aida à me relever, m’emmena dans la maison, me fit
asseoir. Puis, en hésitant, me dit :
— Madeleine, il faut que je te demande… je suis
inquiète, Madeleine… Ton dégoût du café, et tes nausées, depuis plusieurs jours…
et ici, ton évanouissement… Cela ressemble beaucoup à… Et pourtant, non, je me
dis que c’est impossible… Pas toi, tu n’as pas…
Encore faible, la tête vide, je l’écoutais sans comprendre. Alors
elle lâcha d’une seule traite, comme on se jette à l’eau :
— Et ton retard, ce mois-ci… C’est déjà arrivé, mais
jamais aussi longtemps… Madeleine, tu présentes tous les symptômes d’une
grossesse. Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?
Foudroyée, j’étais incapable de répondre. Dans ma naïveté, cette
idée ne m’avait même pas effleurée. Un cri silencieux monta en moi :
« Non, non, ce n’est pas vrai !… »
Mais il ne franchit pas mes lèvres. Emplie d’horreur, je
comprenais soudain qu’une catastrophe m’arrivait, et cela pour un instant d’égarement
dont je ne me souvenais même plus avec certitude.
Atterrée, je baissai la tête. Ma mère s’affola :
— Mais enfin, Madeleine, réponds… Ce n’est pas
possible ! Comment donc…?
Sa voix s’étrangla. Elle me regarda, et la peur que je lus
dans ses yeux me serra douloureusement le cœur. Tout bas, je dis :
— Je crois que… le soir du bal, ce soir où j’avais
bu… Henri m’a emmenée… Je ne sais plus très bien ce qui s’est passé, mais…
Je m’arrêtai. Avec un sentiment d’intense désespoir, je
levai les yeux vers elle :
— Oh, maman, pardonne-moi… Il m’avait fait boire,
je ne savais plus ce que je faisais…
La gorge nouée, je me tus. J’avais la sensation de vivre un
cauchemar. Ma mère gémit :
— Madeleine, comment as-tu pu ?… C’est de ma
faute, aussi, j’aurais dû te mettre en garde. Je t’ai laissée trop libre, peut-être…
Mon Dieu, pourquoi cela, en plus ?… Tout cela ne serait pas arrivé si ton
père avait encore été là. Qu’allons-nous faire ?
La tête dans ses bras repliés sur la table, elle se mit à
pleurer. Impuissante, je la regardais, et je m’en voulais d’ajouter encore à sa
peine, à la tristesse qu’elle portait sans cesse en elle depuis la mort de mon
père. J’aurais voulu mourir, je souhaitais n’être pas née.
Les jours suivants, il fallut bien nous rendre à l’évidence.
Mes malaises augmentaient, je vomissais tout ce que je mangeais. Je cachais, de
mon mieux, tous ces troubles. Ma mère et moi n’en parlions pas autour de nous. Nous
vivions dans la terreur que quelqu’un d’autre s’en aperçût.
— Préviens Henri, au moins, me dit ma mère. Il
doit savoir, il est responsable, après tout. Il a abusé de toi. L’idéal, ce
serait qu’il t’aime assez pour t’épouser, mais…
Je l’espérais, moi aussi, je n’avais plus d’espoir qu’en lui.
J’eus un autre malaise, un jour que Juliette était là. Nous
étions seules toutes deux dans le jardin, assises sur
Weitere Kostenlose Bücher