La Poussière Des Corons
n’est pas coutume. C’est notre
dernière soirée, ne refuse pas. Buvons à nos amours.
Je bus une gorgée, reposai le verre. Je me promis de n’y
tremper que les lèvres, mais bientôt, après chaque danse, j’eus chaud et soif, et
j’en bus à chaque fois. C’était peu, mais cela suffit à me procurer une ivresse
qui, jointe à la griserie d’être dans les bras d’Henri, me fit tourner la tête.
J’éprouvai bientôt un sentiment d’irréalité, et j’avais l’impression de flotter
sur des vagues d’euphorie. C’était si agréable que je continuai de boire, entre
les danses, un peu de ce vin qui avait le pouvoir de me rendre si gaie, si
légère.
Lorsque Henri m’embrassa, en dansant une valse lente, l’alcool
me donna une audace nouvelle et je lui rendis ses baisers avec passion. La
danse terminée, il dit :
— On étouffe ici. Viens, Madeleine, allons
prendre l’air.
Je n’aperçus pas Juliette, qui dansait probablement plus
loin. Par contre, je vis Albert Darent, qui me regardait sortir avec Henri. Dehors,
l’air frais accentua mon ivresse, et je trébuchai. Il passa un bras autour de
mes épaules, me serra contre lui, m’emmena derrière la place, là où l’obscurité
remplaçait la lumière des lampions. Je me laissai faire. Il m’entraîna dans un
chemin que j’étais bien incapable de reconnaître. Nous avons marché un peu, serrés
l’un contre l’autre. La soirée était douce, tiède, parfumée. Dans le ciel, les
étoiles avaient des scintillements de joyaux. La tête sur l’épaule d’Henri, les
yeux fermés, je me laissais guider. Je serais allée ainsi au bout du monde. Je
sentais une délicieuse faiblesse m’envahir.
Près d’un arbre, il s’arrêta, me lâcha. Je titubai, m’appuyai
contre le tronc. Il rit doucement :
— Oh, Madeleine ! Tu n’es pas ivre, quand
même ?
Avec effort, je secouai la tête. Pourtant, qu’était cette
impression d’avoir du plomb dans les membres, d’avoir la tête à la fois lourde
et légère, les paupières pesantes ? Il mit son veston sur l’herbe :
— Assieds-toi un peu, ça va passer.
Je me suis retrouvée assise sans me rappeler avoir bougé. Il
s’assit près de moi, me prit contre lui :
— Madeleine, Madeleine, ma chérie…
Il me murmura des mots tendres, des mots fous. Je fermai les
yeux, prise de vertige. Lorsque je les rouvris, j’étais couchée, au creux de
son épaule. Penché sur moi, il me regardait. Je vis les étoiles danser dans ses
yeux, puis il se pencha davantage et m’embrassa. Sous ses baisers, qui se
faisaient de plus en plus passionnés, une vague m’emporta. Lorsqu’il se fit
trop ardent, je voulus l’arrêter, mais je n’y parvins pas. Une étrange
sensation me paralysait, j’étais sans forces et mes gestes, englués par l’ivresse,
étaient incapables d’obéir à ma volonté. Et, alors que je voulais le repousser,
je ne le pouvais pas.
Il me semblait que je m’enfonçais dans un nuage mou et
cotonneux. Soudain, une douleur fulgurante me déchira, perçant la brume dans
laquelle je m’enlisais. Les étoiles basculèrent, et, dans ma tête, il y eut un
immense éblouissement, brusquement remplacé par l’obscurité totale.
Ce fut mon nom, répété avec insistance, qui me fit reprendre
conscience :
— Madeleine ! Madeleine ! Réponds-moi, Madeleine…
Au prix d’un effort intense, j’ouvris les yeux. Je vis le
visage d’Henri penché sur moi.
— Oh, Madeleine, comme tu m’as fait peur ! Tu
étais si pâle, tu ne bougeais plus.
Péniblement, je me redressai. L’ivresse s’estompait, laissant
la place à une migraine qui me serrait douloureusement les tempes. Je compris
subitement qu’il venait de se produire quelque chose d’irréparable, et mes
larmes se mirent à couler, pressées, chaudes, ininterrompues.
Henri m’aida à me relever, me serra contre lui :
— Madeleine, ne pleure pas. Je te demande pardon,
j’ai perdu la tête. J’avais trop bu, moi aussi. Je te promets de ne plus
recommencer.
Il ne prononça pas les mots qui auraient pu apaiser ma
profonde détresse. Avec un sentiment de désespoir indicible, je demandai :
— Je veux rentrer…
— Viens, Madeleine, je vais te reconduire.
Évitant de retourner vers la place, il m’emmena, par
derrière, jusqu’au coron. De son bras passé autour de ma taille, il me
soutenait. Penchée en avant, je marchais machinalement, en état de choc.
Je garde de ce qui suivit un
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