La Régente noire

lâcha-t-il en ressortant, mais nous n’avons déjà que trop d’écuyers, et point assez d’hommes en armes. Vous-même, Coisay, ne partez plus ; je comptais vous en faire avertir aujourd’hui.
    — Monseigneur...
    — Je regrette. N’en parlons plus.

    Gautier était abasourdi.
    — Je ne comprends pas, soufflait-il, tout penaud.
    — Pour moi, ce n’est rien, le rassura Simon. Mais je suis désolé que tu ne partes plus.
    Un éclat métallique, étrangement froid, éclairait le regard bleu de Gautier ; il observait le prince qui s’éloignait déjà.
    — Puisque c’est ainsi, annonça-t-il, nous proposerons tes services à un autre maître.
    Simon n’osa lui demander lequel ; il suivit humblement son demi-frère hors des écuries, jusqu’au galetas où se trouvaient leurs coffres et leurs paillasses. Gautier monta l’échelle en trois enjambées.
    — Un certain nombre de grands seigneurs vont rester auprès de la reine et de Madame, dit-il. Notamment M. de Brézé, le grand sénéchal. Lui aura besoin d’écuyers.
    — Alors, nous irons à Paris ?
    — Pour l’heure, les Brézé sont sur leurs terres. En Normandie.
    Simon craignait, par ses questions, d’importuner son grand frère. Mais Gautier reprit de lui-même.
    — Dès que le duc sera parti pour la guerre, c’est-à-dire sous deux à trois semaines, nous filerons à Rouen proposer tes services.
    — On m’a dit que les Rouennais faisaient, en ce moment, la chasse aux luthériens...
    — Je ne suis pas luthérien ! protesta Gautier. Et puis, nous serons seulement de passage.
    Il paraissait si sûr de lui, tout à coup, et dissimulait si mal une joie galopante, que son frère, toujours intuitif, voulut connaître la raison d’un si brusque changement d’humeur. Gautier resta sibyllin.
    — Le grand sénéchal me porte chance ! répondit-il. Tu verras : son épouse, la jeune dame de Brézé, est une personne extraordinaire !
    — Tu ne serais pas amoureux, par hasard ?
    — De qui donc ? De la grande sénéchale ?
    Gautier partit d’un grand rire.
    — Bien sûr que non, voyons !
    — On pourrait le croire...
    Simon s’apprêtait à tourner les talons quand son frère l’arrêta d’un geste.
    — Après tout, dit-il, je peux bien te le dire, à toi ; ça me soulagera... Tu as raison, petit : mon cœur est ensorcelé. Mais pas par Mme de Brézé.
    — Par qui, alors ?
    — Par sa demoiselle de compagnie.
    — Sa demoiselle...
    — Une créature céleste, Gautier. Nous ne nous croisons pas souvent, mais c’est à chaque fois un ravissement... Si tu voyais son teint de rose !
    — De rose...
    — Et ses yeux, de superbes yeux en amande !
    — En amande...
    — Cesse de tout répéter, perroquet !
    Il décoiffa Simon d’un geste affectueux.
    — Elle est si belle, ma Françoise ! Tu vas voir : toi aussi, elle va te plaire !
    — Françoise... Déjà, je n’aime pas le nom.
    — Mais tu l’aimeras, elle ! D’ailleurs, peu m’importe ! Elle peut bien te sembler belle ou laide, bonne ou mauvaise ! Tout ce que je sais, c’est que sa présence, à moi, me fait du bien.
    — Allons bon !
    — Simon ! Je me sens heureux quand elle s’approche, malheureux quand elle s’éloigne ; le mot merci me vient à la bouche pour peu qu’un son sorte de la sienne ; le seul fait qu’elle existe me réconcilie avec toute la Création ; et lorsque, une seule fois, j’ai eu l’honneur de la serrer dans mes bras, j’ai eu l’impression d’étreindre un petit être de lumière !
    — D’accord, tu es amoureux, dit Simon en soupirant comme s’il venait d’apprendre que son frère était atteint de gale ou sujet au rhume des foins.
    Il regarda Gautier d’un drôle d’air et sortit en haussant les épaules.

    Désormais, Castor et Pollux allaient mettre au point leur départ. Ils feraient des provisions de bouche, et se renseigneraient discrètement sur l’itinéraire à suivre jusqu’à Rouen. Il fallait partir par Bailleul et Trun jusqu’à Vimoutiers, puis gagner Bernay par Orbec et, de là, traversant Brionne, rejoindre la Seine à la Bouille et remonter le long du fleuve.
    Ils apprendraient, au passage, que M. de Brézé, préparant sa province contre une invasion anglaise, ne résidait plus à Rouen, mais tout près de Harfleur, en son château d’Orcher. Il serait donc plus judicieux, finalement, de passer par Lisieux et Pont-Audemer, quitte à traverser la Seine sur un bac...
    Simple détail, pour un