La règle de quatre
l’autre, il dégage le ventilateur. Il plonge la main dans le conduit, en retire une enveloppe bourrée de papiers. D’instinct, je m’assure que personne ne nous espionne par la petite fenêtre du box. Je comprends maintenant pourquoi il l’a masquée avec du contre-plaqué.
Paul ouvre l’enveloppe. Il en retire deux photos abîmées à force d’avoir été manipulées. Sur la première, je reconnais Paul et Richard Curry en Italie, sur la place de la Seigneurie à Florence, devant la fontaine de Neptune. J’aperçois au fond, un peu floue, la copie du David de Michel-Ange. En short, Paul porte un sac à dos. Richard Curry est en costume, col ouvert et la cravate défaite. Ils sourient tous les deux.
Sur le deuxième cliché, on nous retrouve tous les quatre. Agenouillé au centre, Paul est affublé d’une cravate qu’on lui a prêtée et exhibe une médaille. Nous sommes debout autour de lui, avec deux professeurs en arrière-plan, qui sourient. Paul vient de remporter le prix de l’essai de la Société de francophilie de Princeton. Pour le soutenir, nous sommes venus déguisés en personnages historiques : moi en Robespierre, Gil en Napoléon. Quant à Charlie, engoncé dans une impressionnante robe à cerceaux dénichée dans un magasin d’accessoires, il incarne Marie-Antoinette.
Sans prêter attention aux photos, Paul les dépose négligemment sur le bureau, comme quelqu’un qui les a vues mille fois. Il vide le contenu de l’enveloppe. Ce que j’avais pris pour une liasse de papiers est en fait une grande feuille qu’il a repliée plusieurs fois pour la faire entrer dans l’enveloppe.
— La voilà, dit-il en la dépliant sur la table.
J’ai devant les yeux une carte topographique extrêmement détaillée, dessinée à la main. Les lignes d’élévation sont marquées par des cercles inégaux, avec des directions approximatives inscrites dans une grille à peine visible. Près du centre, tracé en rouge, je distingue un objet angulaire en forme de croix. À l’échelle, il aurait à peu près la taille d’une résidence universitaire.
— C’est ça ?
— Oui.
C’est inouï. Pendant quelques secondes, nous restons paralysés sur nos chaises.
— Que vas-tu faire de la carte, maintenant qu’on a vidé le box ?
Paul ouvre la main. Les quatre petites vis du ventilateur roulent comme des graines dans sa paume.
— La mettre en sûreté.
— Dans le conduit ?
— Non.
Il se penche pour revisser l’appareil et, soudain très calme, jette un coup d’œil sur le résultat. Il se relève, commence à arracher tout ce qu’il a épinglé aux murs. Les messages et les pense-bêtes disparaissent les uns après les autres. Les rois et les monstres, les noms anciens, les notes personnelles.
— Alors, que comptes-tu en faire ? dis-je en détaillant la carte.
Il chiffonne les papiers dans sa main. Les murs sont de nouveau blancs. Il s’assoit, replie soigneusement la carte et répond d’une voix égale :
— Je te la donne.
— Quoi ?
Il glisse la carte dans l’enveloppe et me la tend. Il garde les photos.
— Je t’avais promis que tu serais le premier à savoir. Tu le mérites.
Il le dit comme s’il ne faisait que tenir parole.
— Mais que veux-tu que j’en fasse ?
Il sourit.
— Ne la perds pas.
— Et si Taft la cherche ?
— Justement. S’il la cherche, c’est moi qu’il viendra trouver.
Il s’interrompt un instant avant de déclarer :
— Et puis tu dois t’habituer à l’avoir près de toi.
— Pourquoi ?
Il se rassied.
— Parce que je veux que nous travaillions ensemble. Je veux que toi et moi nous cherchions la crypte de Francesco.
Je comprends enfin.
— L’année prochaine…
Il me sonde du regard.
— À Chicago. Puis à Rome.
Le ventilateur tourne une dernière fois, chuchotant à travers la grille.
— C’est à toi, dis-je, ne sachant trop comment réagir. C’est ton mémoire. Tu l’as terminé.
— C’est tellement plus important qu’un mémoire, Tom.
— Et qu’une thèse de doctorat ?
— En effet.
Sa voix ne trompe pas : nous n’en sommes qu’au début.
— Je ne tiens pas à le faire seul, dit-il.
— Et quel sera mon rôle ?
Il sourit.
— Pour le moment, garde la carte. Qu’elle te brûle les poches pendant quelque temps.
La légèreté de cette enveloppe, la fragilité de son contenu me troublent. Que la sagesse del’ Hypnerotomachia repose dans le creux de ma main
Weitere Kostenlose Bücher