La règle de quatre
semble accentuer l’irréalité de toute cette histoire.
— Allons-y, dit enfin Paul en jetant un coup d’œil à sa montre. On passera par l’appartement. Il faut prendre des affaires pour Charlie.
D’un geste vif, il arrache la dernière trace de sa présence : le contre-plaqué de la fenêtre. Il ne reste plus rien de lui dans le box ; plus rien de Colonna, ni de cette suite ininterrompue d’idées qui a permis à ces deux êtres de se rencontrer à cinq siècles d’intervalle.
Chapitre 24
Lors de mon entretien d’embauche chez Dedalus, on me demanda de résoudre une énigme : une grenouille tombe dans un puits de cinquante mètres de profondeur et ne peut en sortir qu’en remontant la paroi ; elle progresse de trois mètres par jour, mais glisse de deux mètres toutes les nuits ; dans ces conditions, combien lui faudra-t-il de jours pour s’extraire du puits ?
Charlie était persuadé qu’elle n’y arriverait pas, parce qu’une grenouille qui fait une chute de cinquante mètres est fichue de toute façon. La réponse de Paul s’inspirait de l’histoire de Thalès, un philosophe tombé dans un puits en observant les étoiles. Gil, lui, affirma qu’on n’avait jamais entendu parler d’une grenouille remontant les parois d’un puits. Et puis quel rapport avec le développement de logiciels au Texas ?
La bonne réponse, je crois, c’est qu’il lui faut quarante-huit jours, soit deux de moins que ce qui nous vient spontanément à l’esprit. Que la grenouille avance d’un mètre par jour est une évidence, mais le quarante-huitième jour, après trois mètres, elle se retrouve sur la margelle du puits. Ne glissant plus des deux mètres habituels, elle est donc sauvée.
Je ne sais ce qui me fait penser à ça maintenant. Je vis peut-être ce genre de moment où les énigmes, aussi absurdes soient-elles, prennent tout leur sens. Dans un monde où la moitié des habitants de l’île ment systématiquement et où l’autre moitié dit toujours la vérité ; un monde où le lièvre ne rattrape jamais la tortue parce que la distance entre eux semble se réduire d’une suite infinie de moitiés ; où le renard tapi au bord de la rivière ne peut jamais se trouver sur la même rive que la poule, et la poule sur la même que le grain, parce que l’un mangera forcément l’autre et qu’il n’y a rien qu’on puisse faire pour l’empêcher ; dans ce monde, en dehors des prémisses, tout est raisonnable. Une énigme est un château construit sur un nuage, parfaitement habitable à condition de ne pas regarder en bas. La grande invraisemblance de ce que m’a raconté Paul — qu’un conflit entre un moine et un humaniste, au XV e siècle, ait laissé une crypte bourrée de trésors enfouie sous une forêt oubliée — repose sur l’impossibilité fondamentale qu’un livre codé commel’ Hypnerotomachia, impénétrable, méprisé des savants pendant cinq siècles, puisse exister. Pourtant, il est aussi réel, à mes yeux, que mon propre corps. Et si j’en accepte l’existence, les fondations sont jetées et l’impossible château peut être édifié. Le reste n’est que pierres et mortier.
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur le hall de la bibliothèque qui semble flotter dans la lumière hivernale, j’ai l’impression que nous venons d’émerger d’un tunnel. Chaque fois que je pense à l’énigme de la grenouille, j’imagine l’étonnement de celle-ci quand, pour la première fois, le dernier jour, ses trois grands bonds en avant ne sont pas suivis d’un recul de deux mètres. Il y a quelque chose d’inattendu à la sortie du puits, une accélération imprévue du voyage parvenu à son terme. C’est ce que je ressens en ce moment. L’énigme que je connais depuis que je suis enfant – l’ Hypnerotomachia — a été résolue en moins d’une journée.
Nous passons les tourniquets. Aussitôt, le vent froid nous saisit. Paul pousse la porte et je ferme bien mon manteau. La neige recouvre tout. Les pierres, les murs, les ombres disparaissent sous d’éblouissants tourbillons blancs. Autour de moi, il y a Chicago et le Texas ; le diplôme ; Dod Hall et ma chambre. Me voici soudain livré à mon destin.
Autour d’une poubelle renversée, des nids de détritus tapissent les congères et attirent les écureuils, qui s’arrachent les trognons de pommes et les bouteilles de lotion vides, se passant tout sous le museau avant de commencer à
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