La règle de quatre
elle n’était pas certaine d’avoir assez insisté sur ce que nous devons terminer ensemble.
— Que se passe-t-il ? demande Paul, toujours affairé dans la chambre.
— Il faut que je me change, dis-je calmement, sentant le tour que prennent les événements.
Paul sort de la chambre.
— Que tu te changes ? Mais pourquoi ?
— Le bal.
Il ne comprend pas. Je ne lui ai pas parlé de ma discussion avec Katie dans la chambre noire. Ce que j’ai vu aujourd’hui, ce qu’il m’a dit, remet tout en cause. Silence. Je me suis déjà retrouvé dans cette situation. La maîtresse abandonnée est revenue me tenter. Ce cycle, je le connais par cœur et j’ai toujours été trop occupé pour le briser. Le livre de Colonna me séduit avec sa vision de la perfection, une irréalité que je peux habiter, un fol attachement qui a un prix exorbitant : mon retrait du monde. En inventant cet étrange marché, Francesco a aussi inventé son nom : Hypnerotomachia , le combat pour l’amour ; un rêve. Vient un temps où il devient essentiel de ne pas perdre pied, où il faut savoir résister au combat et au rêve ; un temps où il faut se rappeler la promesse faite à la femme qu’on aime. Ce temps est venu. C’est maintenant, tout de suite.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demande Paul.
Je ne sais quoi lui répondre. Je ne suis même pas sûr de savoir quoi lui dire.
— Tiens, dis-je en tendant le bras.
Il ne bouge pas.
— Prends la carte.
Il a l’air interloqué.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas, Paul. Je suis désolé.
Son sourire s’estompe.
— Qu’est-ce que ça signifie ?
— Je ne peux plus travailler là-dessus. La carte est à toi, dis-je en la lui mettant dans les mains.
— Elle est à nous, répond-il en se demandant quelle mouche m’a piqué.
Ce n’est pas vrai. Elle ne nous appartient pas ; depuis le début, c’est nous qui sommes possédés par le livre.
— Je suis désolé, Paul… Je ne peux pas continuer.
Ni ici, ni à Chicago, ni à Rome…
— Mais tu l’as déjà fait ! C’est terminé. Tout ce qu’il nous faut, c’est le schéma du verrou.
Il sait qu’il ne me convaincra pas. Ses yeux reflètent l’angoisse du noyé, comme si la force qui l’a maintenu à flot l’abandonnait. Nous avons passé tant de temps ensemble qu’il n’est nul besoin de paroles pour que je comprenne : ce sentiment de liberté, ma libération d’une obsession dont l’origine remonte à bien avant ma naissance n’est que le négatif de ce qui le hante.
— Il ne s’agit pas de choix, dit-il en retrouvant ses esprits. Tu pourrais avoir les deux, si tu voulais.
— Je ne crois pas.
— Ton père y est parvenu.
Il ment. Il sait très bien que mon père a échoué.
— Tu n’as pas besoin de mon aide, lui dis-je. Tu as ce que tu voulais.
Suit un étrange silence. Nous avons raison tous les deux. Paul me regarde comme s’il voulait plaider sa cause, essayer de me convaincre une dernière fois.
Il choisit plutôt, pour exprimer son désarroi, de raconter une blague que Gil a dû me répéter au moins mille fois.
— Le dernier homme sur terre entre dans un bar. Que dit-il ?
Il se tourne vers la fenêtre. La réponse, nous la connaissons tous les deux. L’homme regarde le fond de sa chope de bière. Il est seul, il est saoul et il bafouille : « Verre, un autre barman, s’il vous plaît. »
— Je suis vraiment désolé, dis-je.
Mais il est déjà ailleurs.
— Il faut que j’aille voir Richard, marmonne-t-il.
— Paul ?
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
— Pourquoi as-tu besoin de voir Richard ?
— Tu te souviens de ce que je t’ai dit en allant à la Firestone ? Que se serait-il passé si je n’avais pas lu le livre de ton père ? Tu te souviens de ta réponse ?
— J’en ai conclu qu’on ne se serait jamais rencontrés.
Mille petits hasards se sont accumulés pour que cette rencontre ait lieu, pour que nous nous retrouvions ici, maintenant. À partir d’un grimoire vieux de cinq cents ans, le destin a construit un château sur un nuage pour que deux étudiants d’université en deviennent les princes. Et moi, je m’en détourne.
— Quand tu verras Gil, murmure-t-il en ramassant son manteau tombé par terre, dis-lui qu’il peut reprendre son studio à l’Ivy Club. Je n’en ai plus besoin.
Je pense à sa voiture en panne, garée dans une petite rue près de l’institut, et je l’imagine marchant
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