La règle de quatre
l’innocent pour éprouver le croyant. Il en est ainsi aujourd’hui.”
« Francesco aimerait le contredire, faire valoir que connaissance et beauté ne doivent pas être sacrifiées pour le salut de l’âme des corrompus. Mais, pensant à ses propres hommes, Donato et Rodrigo, il entrevoit une vérité dans la diatribe de Savonarole : l’avarice et la vanité se retrouvent aussi parmi les humanistes. Il comprend que son combat est sans issue. Savonarole lui demande de quitter le monastère : les moines doivent se préparer pour la cérémonie. Francesco obéit.
« Dernier acte : Francesco et Terragni, accompagnés par Matteo et Cesare, se rendent sur la place de la Seigneurie. Pendant que les assistants de Savonarole s’affairent autour du bûcher, Francesco, fidèle à sa promesse, commence à retirer de la pyramide les tableaux et les livres. Matteo et Cesare l’aident. Terragni observe, et écrit. Les assistantes demandent à Savonarole s’ils doivent interrompre leur travail. Il leur donne l’ordre de continuer. Francesco et ses hommes font plusieurs voyages de la pyramide jusqu’à un coin de la place, loin de la pyramide, où ils déposent les livres et les œuvres d’art qu’ils transportent. Savonarole annonce qu’il va mettre le feu au bûcher. Les trois hommes poursuivent leur besogne.
« Rassemblée sur la place, toute la population de la ville attend qu’on y mette le feu. La foule chante. Les flammes lèchent la base de la pyramide. Francesco et ses deux frères ne renoncent pas. La chaleur s’intensifie. Ils se couvrent la bouche et le nez de chiffons pour ne pas respirer la fumée. Le feu attaque leurs gants. Dès le troisième ou quatrième voyage, leur visage se couvre de suie, leurs pieds et leurs mains roussissent. La mort approche ; c’est à ce moment-là, écrit l’architecte, qu’ils entrent de plein gré dans la gloire du martyre.
« Voyant s’amonceler les œuvres qu’ils ont encore la force d’arracher à l’incendie, Savonarole ordonne à un moine de les précipiter à nouveau dans le brasier. Le moine s’en empare et les rapporte dans sa brouette. Après six ou sept voyages, tout est reparti en fumée. Matteo et Cesare renoncent à sauver les tableaux. Avec Francesco, ils tapent sur les couvertures des livres pour étouffer les flammes et empêcher les pages de brûler. Un des trois hommes hurle de douleur, appelant Dieu à son secours.
« Il n’y a plus d’espoir. Les tableaux agonisent, les livres se consument. Le moine à la brouette continue à trottiner du tas de Francesco au bûcher. Un seul de ses voyages suffit à anéantir les efforts conjugués des trois hommes. Lentement, la foule se calme. Les cris et les sifflets se font plus rares. Ceux qui ont injurié Francesco et ses frères, les ont traités de fous, se taisent. Quelques personnes les conjurent de s’arrêter, mais ils continuent à aller et venir, à plonger les bras dans les flammes, marchant sur les braises, disparaissant quelques secondes, puis réapparaissant. Sur la place, on n’entend plus que le crépitement du brasier. Les trois hommes suffoquent. Asphyxiés, ils ne peuvent plus crier. Chaque fois qu’ils ressortent du bûcher, écrit l’architecte, on aperçoit la chair rouge de leurs pieds et de leurs mains, là où la peau s’est calcinée.
« Un premier homme s’écroule dans les cendres, face en avant. C’est Matteo, le plus jeune. Cesare s’arrête pour lui porter secours, mais Francesco l’entraîne. Matteo ne bouge plus. Le feu rampe sur lui, son corps sombre dans la pyramide. Cesare le supplie de se relever. Matteo ne répond pas. Cesare le rejoint. Il trébuche sur son corps et s’effondre à son tour. Francesco, à la lisière du bûcher, entend l’appel de son frère. Peu à peu, sa voix faiblit. Francesco reste seul. Il se laisse tomber sur les genoux. Pendant une seconde, il ne bouge plus.
« Alors que la foule le croit mort, il entreprend un effort pour se redresser. Il pénètre une dernière fois dans le brasier, ramasse deux poignées de cendres incandescentes et s’approche en titubant de Savonarole. Un des gardes tente de lui barrer le chemin. Francesco se fige. Bras tendus, il ouvre les mains et laisse les cendres glisser entre ses doigts, comme du sable. Il s’adresse une dernière fois au prêcheur : Inde ferunt, totidem qui vivere debeat annos, corpore de patrio parvum phœnica renasci. C’est un vers d’Ovide : “Le corps
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