La règle de quatre
dans la neige à la recherche de Curry.
— Je ne crois pas qu’il soit très prudent d’y aller seul.
Mais Paul a toujours été solitaire. Il est déjà de l’autre côté de la porte.
Peut-être l’aurais-je suivi si l’hôpital n’avait appelé une minute plus tard pour me transmettre un message de Charlie.
— Il est réveillé et il parle, déclare l’infirmière. Il veut vous voir.
J’ai déjà enfilé mes gants.
La neige cesse de tomber. Pendant quelques centaines de mètres, le soleil pointe même à l’horizon. Les nuages prennent la forme de couverts, soupières, bols, cruches, une fourchette par-ci, une cuiller par-là. Je me rends compte que je meurs de faim. J’espère que Charlie va aussi bien que le prétend l’infirmière. J’espère qu’on le nourrit.
Devant sa chambre, je tombe sur la seule personne qui m’impressionne plus que lui : sa mère. Mme Freeman explique au médecin qu’après avoir sauté dans le premier train à Philadelphie, avoir écouté un adjoint du doyen lui dire que Charlie était à deux doigts d’être renvoyé, et ayant elle-même pratiqué le métier d’infirmière pendant dix-sept ans avant de devenir prof de sciences naturelles, elle n’est absolument pas d’humeur à supporter qu’on lui parle avec condescendance. À la couleur de sa blouse, je reconnais l’homme qui est venu nous annoncer, à Paul et à moi, que l’état de Charlie restait stable. Sa langue de bois médicale, ses sourires de commande… Il n’a pas compris qu’on n’a pas encore inventé le sourire qui fera bouger cette montagne.
Mme Freeman me repère au moment où je m’apprête à entrer dans la chambre de son fils.
— Thomas ! s’exclame-t-elle.
Elle me fait penser à une catastrophe géologique broyant tout sur son passage. Elle prend avec moi un ton comminatoire, comme si elle cherchait à remplacer ma propre mère. Dernière personne à m’appeler par mon prénom officiel, elle répète :
— Thomas ! Viens par ici ! Qu’est-ce qui t’a pris de l’entraîner là-dedans ?
— Ce n’est pas… Il essayait de…
Elle s’avance, m’emprisonne dans son ombre.
— Je t’avais pourtant mis en garde ! Après vos folies sur le toit !
— Madame Freeman, c’est lui qui a voulu…
— Oh non ! Pas de ça ! Mon Charlie n’est pas imprudent, Thomas. Il ne ferait jamais de bêtise seul. Il faut qu’on l’y incite.
Les mères… Pour Mme Freeman, ses trois camarades de chambrée ne peuvent avoir sur son fiston qu’une influence désastreuse. Entre moi qui n’ai qu’une mère, Paul qui n’a plus de parents et Gil qui jongle avec une famille recomposée, son Charlie ne peut que sombrer. Pour une raison que j’ignore, elle m’attribue le rôle de chef de bande. Si seulement elle savait ! Moïse, lui aussi, avait des cornes…
— Laisse-le tranquille, souffle une voix rauque venue de l’intérieur de la chambre.
Comme la terre sur son axe, Mme Freeman pivote vers son fils.
— Tom a essayé de me sortir de là, murmure Charlie.
Silence. Mme Freeman me dévisage, comme pour dire : « Ne souris pas. Que tu aies sorti mon fils du pétrin dans lequel tu l’as fourré n’a rien d’héroïque. » Mais quand Charlie s’agite derrière elle, elle m’ordonne d’entrer dans sa chambre et d’aller m’asseoir à son chevet, pour lui éviter de s’épuiser. De toute façon, elle doit voir le médecin.
— Et puis, Thomas, insiste-t-elle avant que je ne réussisse à l’esquiver, je t’interdis de mettre des idées dans la cervelle de ce garçon !
Mme Freeman est le seul enseignant que je connaisse pour qui une idée ne peut être que dangereuse.
Charlie est coincé entre les deux traverses métalliques de son lit, pas assez hautes pour empêcher un grand gaillard comme lui de tomber de sa couche par une nuit trop mouvementée, mais juste de la bonne hauteur pour qu’un garçon de salle y glisse un manche à balai qui le gardera prisonnier pour l’éternité, convalescent jusqu’à la fin des temps. J’ai fait plus de cauchemars sur les hôpitaux que Shéhérazade n’a raconté d’histoires. Les années ne les ont pas effacés de ma mémoire.
— Les visites se terminent dans dix minutes, grommelle l’infirmière, un plateau dans une main et un chiffon dans l’autre.
Charlie la regarde s’éloigner.
— Je crois qu’elle t’aime bien.
De la tête à la base du cou, tout a l’air normal, sauf une
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