La règle de quatre
Ce dernier commença à regretter de s’être mis en frais, quand les événements qui survinrent lui firent craindre pour sa vie.
En rentrant chez lui un soir, le capitaine trouva sa femme en pleurs : son frère Antonio avait été empoisonné pendant un repas, sous son propre toit. Le larron avait connu un, destin similaire : attablé dans une taverne, il avait été poignardé à la cuisse par un inconnu. Avant que le tenancier ait aperçu quoi que ce soit, le pauvre hère s’était vidé de son sang et son agresseur, volatilisé.
Le Génois vécut ensuite dans une terreur qui l’empêchait presque de tenir ses fonctions dans le port. Il ne remit jamais les pieds chez Colonna, mais, dans son journal, il recopia avec soin les notes du voleur. Puis il attendit l’arrivée du navire, dans l’espoir que ce diable de Colonna s’en repartirait avec sa cargaison. Si grande était son inquiétude qu’il ne notait plus guère les arrivées et départs des vaisseaux. Quand le navire de Francesco accosta enfin, le vieux Génois n’en crut pas ses yeux.
Pourquoi un gentilhomme fait-il tant de cas d’une barque aussi insignifiante, écrit-il, ce misérable petit canard boiteux ? Que peut transporter cette chose qui excite tant la convoitise d’un homme de qualité ?
Apprenant que le bateau avait contourné Gibraltar pour transporter des marchandises provenant du Nord, le Génois faillit mourir d’apoplexie. Il remplit son journal de jurons obscènes et traita Colonna de fou syphilitique avant d’ajouter que seul un idiot ou un homme insensé pouvait imaginer trouver des choses de valeur à Paris.
Selon Richard Curry, le capitaine n’apparaît plus que par deux fois dans le journal du Génois. Une première à l’occasion d’une conversation surprise par le capitaine du port entre Colonna et un architecte originaire de Florence, qui était le seul visiteur fidèle du Romain. Au cours de cet entretien, Francesco parlait d’un livre dont il entreprenait l’écriture et dans lequel il comptait dépeindre le tourment qui assombrissait ses jours. Le Génois, toujours habité par la peur, n’en perdit pas un mot.
Il est de nouveau question de Colonna trois jours plus tard, de façon plus énigmatique, mais qui n’est pas sans rappeler la lettre trouvée par mon père dans l’une des bibliothèques du Vatican. Le Génois est persuadé de la démence de Colonna : le Romain a refusé qu’on décharge la cargaison en plein jour et exige que cela soit fait à la nuit tombée. Le capitaine du port observe que certaines caisses de bois sont si légères qu’une femme ou un vieillard seraient fort capables de les soulever. Il s’emploie alors à deviner quelle épice ou quel métal précieux exige de telles conditions de voyage. Bientôt il soupçonne les relations de Colonna, l’architecte et deux frères, tous trois florentins, d’être des hommes de main ou des mercenaires chargés de mettre en œuvre quelque noir complot. Quand la rumeur semble confirmer ses craintes, il note fébrilement :
Il est dit qu’Antonio et le voleur ne sont pas les premières victimes du Romain, mais que Colonna a ordonné la mort de deux autres. Je ne sais pas qui ils sont et je ne connais pas leurs noms, mais c’est sans doute en rapport avec la cargaison. Ils en auront découvert le contenu et Colonna aura craint leur trahison. J’en suis désormais sûr : sa puissance se nourrit de la peur qu’il suscite. Ses yeux le trahissent, même si ses hommes lui restent liges.
Curry s’intéressa moins à cette dernière occurrence qu’à la première, qui, selon lui, évoquait peut-être la rédaction del’ Hypnerotomachia. Si cela est vrai, le manuscrit découvert par le voleur illettré dans les effets de Colonna et que le Génois n’a pas cru bon de recopier était peut-être une version préliminaire de certains passages du livre.
Vincent Taft continuait à pisterl’ Hypnerotomachia à sa manière, en constituant de gigantesques concordances pour relier chaque mot du livre à sa source, mais il refusait obstinément de s’intéresser aux notes que Colonna avait soustraites à la vue du capitaine du port. Une histoire aussi ridicule, disait-il, ne pourrait jamais éclairer le profond mystère d’un si grand livre. Il traita la découverte de Curry de la même façon qu’il avait traité tous les livres sur le sujet : tout juste bons à jeter au feu.
Mais il se donnait du mal pour dissimuler l’étendue de sa
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