La règle de quatre
Ces deux-là se considéraient comme les rois du campus et sans doute le genre d’amitié qui les unissait leur permettait-il de nourrir un tel sentiment. Inscrit dans l’équipe de basket-ball universitaire, mon père avait passé une saison entière sur le banc avant que Curry, capitaine de l’équipe de football, ne l’emploie sur le terrain, où il fit meilleure figure qu’on ne l’aurait cru. Dès l’année suivante, ils partagèrent un appartement dans la résidence estudiantine et prenaient ensemble presque tous leurs repas. En troisième année, ils fréquentèrent deux sœurs jumelles, étudiantes à Vassar, Molly et Martha Roberts. Cette agréable aventure, que mon père comparait volontiers à une hallucination dans une galerie de miroirs de fête foraine, tourna court au printemps suivant, un soir où les sœurs portaient des robes identiques, et où les deux garçons, passablement éméchés et quelque peu distraits, avaient échangé leurs cavalières par méprise.
Je me dois de penser que mon père et Vincent Taft plaisaient chacun à des facettes différentes de la personnalité de Curry. Le touche-à-tout décontracté du Midwest et le redoutable New-Yorkais tout entier dévoué à une seule cause appartenaient à deux espèces très différentes et ils le perçurent sans doute dès leur première poignée de main, quand la paume de mon père fut avalée par les battoirs de boucher de Taft.
Des trois, c’était Taft qui possédait l’esprit le plus sombre. Les passages de l’Hypnerotomachia qui suscitaient sa fascination étaient toujours les plus sanglants et les plus abscons. Il élaborait des grilles d’interprétation pour mieux comprendre la signification des sacrifices relatés dans le texte — fut-ce la manière dont on égorgeait les bêtes ou les morts infligées aux humains —, pour mieux plaquer du sens sur une débauche de violence. Les dimensions des édifices cités dans le Songe de Poliphile lui donnaient du fil à retordre et il jonglait avec les chiffres jusqu’à trouver des schémas numérologiques qu’il confrontait aux tables et calendriers astrologiques de l’époque de Colonna, dans l’espoir d’y trouver des correspondances. De son point de vue, la meilleure approche consistait à aborder le livre de front, à défier son auteur puis à le vaincre. D’après mon père, Taft se croyait capable de terrasser un jour Francesco Colonna. Autant qu’on le sache, ce jour n’est pas venu.
L’approche de mon père ne pouvait être plus différente. Il était fasciné par la sensualité débridée qui émanait du livre. De même que l’on ajouta des feuilles de vigne sur les nus de la Renaissance pour les soumettre aux diktats de la pudibonderie, les illustrations de l’ Hypnerotomachia furent censurées, masquées et parfois même arrachées au fil des siècles et des susceptibilités. Pour ce qui concerne Michel-Ange, les censeurs ont manifestement fait du zèle. Mais les gravures que prisait mon père, en revanche, choquent encore aujourd’hui.
Les foules de femmes et d’hommes nus ne constituent qu’une entrée en matière. Poliphile s’immisce dans une cohorte de nymphes qui célèbrent l’arrivée du printemps, et là, au cœur des festivités, se dresse l’énorme pénis du dieu Priape, point focal de l’illustration. Ailleurs, la reine Léda se consume dans le feu de la passion avec Zeus qu’elle accueille entre ses cuisses sous la forme d’un cygne. Le texte est encore plus explicite, qui décrit des unions trop farfelues pour qu’on puisse les illustrer dans les gravures. Quand Poliphile s’éprend d’architecture, il avoue avoir fait l’amour avec les édifices et affirme au moins une fois que le plaisir est partagé.
Tout cela envoûtait mon père, qui ne percevait évidemment pas le livre de la même manière que Taft. Plutôt qu’un traité rigide et calculateur, il y voyait une ode à l’amour qu’un homme porte à sa femme. L’ Hypnerotomachia était, à son avis, la seule œuvre d’art qui avait su restituer dans toute sa plénitude l’extraordinaire chaos que provoque cette émotion. La narration onirique, la confusion des personnages et la quête désespérée d’un homme à la recherche de sa bien-aimée : c’était cela qui résonnait en lui.
C’est la raison pour laquelle mon père estimait — comme Paul, des années plus tard — que Taft faisait fausse route. « Le jour où tu comprendras l’amour,
Weitere Kostenlose Bücher