La règle de quatre
frustration. L’équilibre du pouvoir se modifiait. L’alchimie de sa collaboration avec Richard Curry se délitait à mesure que les nouvelles perspectives explorées par mon père séduisaient son vieil ami de Princeton.
Un combat s’engagea, une lutte d’influence au cours de laquelle les deux hommes conçurent l’un pour l’autre une haine qui devait perdurer jusqu’à la mort de mon père. Estimant qu’il n’avait rien à perdre, Taft entreprit de dénigrer les recherches de mon père pour regagner les bonnes grâces de Curry. En trente jours, le travail de dix mois fut anéanti. Le progrès accompli par les trois hommes perdit tout son sens quand chacun se réappropria sa part de recherche, Taft et mon père refusant de s’associer à toute œuvre à laquelle l’autre aurait participé.
Curry s’accrocha au journal du Génois. Que la rancune puisse compromettre le travail de ses amis le stupéfiait. Dans sa jeunesse, il possédait ces traits de caractère qu’il retrouverait avec plaisir chez Paul : le désir de servir la vérité et le renoncement à toute distraction. Des trois savants, je crois que Curry était le plus mordu. Et c’est encore lui qui, plus que les autres, voulait résoudre l’énigme. Taft et mon père en appréciaient surtout les qualités académiques. Comme ils savaient qu’un seul livre peut accaparer l’existence d’un chercheur, tout sentiment d’urgence était étouffé chez eux. Seul Richard Curry maintenait un rythme enragé. Même à cette époque, il devait pressentir de quoi son avenir serait fait : sa vie parmi les livres serait de courte durée.
Ce n’est pas un, mais deux événements qui précipitèrent la suite. Le premier se produisit quand mon père se réfugia dans sa bonne ville de Columbus pour y voir plus clair. Trois jours avant de retourner à New York, il buta sur une étudiante de l’université de l’Ohio, qui récoltait des ouvrages usagés pour un organisme de charité ; la collision se produisit devant la librairie de mon grand-père et, dans une volée de pages et de livres, les deux jeunes gens se retrouvèrent par terre. L’aiguille du destin resserra doucement ses fils.
De retour à Manhattan, mon père était irrémédiablement perdu, foudroyé qu’il était par sa rencontre avec cette fille aux longs cheveux, aux yeux bleu clair. Mais déjà avant que le hasard s’en mêle, il savait qu’il en avait assez de Taft. Il savait aussi que Richard Curry allait son chemin, obsédé par le journal du Génois. Le mal du pays le taraudait. Mon père revint à Manhattan pour prendre ses affaires et dire adieu à ses amis. Ses aventures sur la côte est, qui avaient si bien commencé à Princeton en compagnie de Richard Curry, touchaient à leur fin.
Arrivé au lieu de leur rendez-vous hebdomadaire du samedi, où il comptait leur faire part de ce changement de vie, mon père trouva un champ de ruines. Taft et Curry s’étaient disputés le premier jour de son absence et, le lendemain, en étaient venus aux poings. L’ancien capitaine de l’équipe de football ne faisait pas le poids à côté d’un Taft enragé, qui lui avait décoché un coup de poing magistral et brisé le nez. Le vendredi soir, malgré son nez couvert de bandages et un œil au beurre noir, Curry avait dîné en ville avec une femme rencontrée dans une galerie d’art. À son retour, les documents de la salle des ventes ainsi que l’intégralité de ses notes surl’ Hypnerotomachia avaient disparu. Son bien le plus précieux, le journal du capitaine du port, n’avait pas été épargné.
Curry accusa Taft, mais Taft nia formellement. La police, évoquant une série de cambriolages dans le quartier, fit peu de cas de la disparition de quelques vieilles reliques. Mon père se rangea du côté de Curry et rompit définitivement avec Taft. Il avait un aller simple pour Columbus dans sa poche et rien ne l’incitait à se raviser.
Ainsi prit fin cette période formatrice pour mon père. Une année avait suffi pour donner l’impulsion aux rouages qui constitueraient sa future identité. Peut-être en va-t-il ainsi pour tous les êtres humains. L’âge adulte est pareil à un glacier qui mord peu à peu sur le terrain de la jeunesse ; quand il arrive, l’empreinte de l’enfance se fige sur un dernier acte, un dernier haut fait, qui immortalise la pose dans laquelle l’âge de glace nous surprend. Les trois dimensions de Patrick Sullivan, quand le froid
Weitere Kostenlose Bücher