La règle de quatre
vases grecs reposent sur des colonnes.
— Richard, répète Paul.
Un cou long et épais, un crâne chauve, une silhouette haute et efflanquée, un complet à fines rayures et une cravate rouge : Richard Curry se tourne et, à l’approche de Paul, ses yeux noirs se chargent de tendresse. Curry a perdu sa femme voilà dix ans et, n’ayant pas eu d’enfant, il considère Paul comme son propre fils.
— Bonjour, les garçons, tonne-t-il en écartant les bras, comme s’il s’adressait à des gamins de la moitié de notre âge. Je ne t’attendais pas si tôt. J’étais persuadé que tu finirais à l’aube. Quelle agréable surprise !
Ses doigts jouent avec ses boutons de manchette, son regard pétille de joie. Enfin il s’avance et tend la main à Paul.
— Comment vas-tu ? ajoute-t-il d’un ton enjoué.
Sa bonne humeur est contagieuse et nous lui sourions en retour. Si la voix énergique de Curry ne trahit pas son âge, les griffes du temps ont fait leur œuvre. Ses mouvements ont perdu en souplesse depuis notre dernière rencontre, il y a six mois, et une ombre discrète creuse ses joues. Richard Curry possède une importante salle de ventes à New York et il siège au conseil d’administration de musées de renom international. Mais Paul est persuadé que, depuis la brouille autour del’ Hypnerotomachia, sa carrière est un dérivatif servant à effacer de sa mémoire l’objet de sa passion véritable. D’ailleurs, personne ne semble plus surpris, ni moins impressionné, par sa réussite professionnelle que Curry lui-même.
— Ah ! s’exclame-t-il en pivotant sur ses talons comme s’il voulait nous présenter quelqu’un. Avez-vous admiré les tableaux ?
J’aperçois derrière lui une toile qui m’est inconnue. Jetant un coup d’œil à la ronde, je me rends compte soudain que les peintures exposées ne sont pas celles qui s’y trouvent d’habitude.
— Ça n’appartient pas à la collection de l’université, note Paul.
Curry sourit.
— En effet. Chaque administrateur a apporté une pièce pour notre réunion de ce soir. Nous avons même ouvert les paris pour deviner qui prêterait le plus grand nombre de tableaux au musée.
Curry, l’ancien joueur de football, s’exprime parfois avec la fougue d’un gentleman turfiste.
— Et qui a gagné ? demandé-je.
— Le musée, bien sûr, répond habilement Richard. Princeton a tout avantage à encourager de tels défis.
Curry profite du silence pour toiser les membres du conseil qui n’ont pas fui le hall après notre irruption.
— Je te les aurais montrés plus tard, reprend-il en s’adressant à Paul, mais rien ne nous empêche de le faire dès à présent.
D’un geste, il nous invite à le suivre vers une pièce à gauche du hall. Je coule un regard interrogateur vers Paul, qui ne paraît pas plus éclairé que moi. Curry désigne deux petites gravures enserrées dans des cadres si vermoulus qu’on dirait du bois flotté.
— Albrecht Durer, explique-t-il. George Carter les a apportées, ainsi que le Wolgemut, au fond de la salle. Et le fonds Philip Murrays a prêté deux très jolis tableaux maniéristes.
Il nous entraîne dans une deuxième salle, où plusieurs toiles impressionnistes se sont substituées aux œuvres de la fin du XX e siècle.
— Nous avons reçu quatre tableaux de la famille Wilson : un Bonnard, ce petit Manet et deux Toulouse-Lautrec. (Il nous laisse les contempler quelques instants.) Et enfin, les Marquand ont ajouté ce Gauguin.
Nous traversons le hall pour entrer dans la salle des antiquités.
— Mary Knight n’avait qu’une pièce à proposer, mais c’est un buste romain imposant qui pourrait bien enrichir la collection du musée. Très généreux de sa part.
Après avoir parcouru toutes les salles du rez-de-chaussée, nous sommes de retour à notre point de départ.
— Et voici ma contribution, dit Curry avec un geste théâtral.
— Quoi, tous les tableaux ? demande Paul.
— Oui, répond Curry.
Plus d’une dizaine d’œuvres nous entourent.
— Suivez-moi, ajoute-t-il avant de franchir en quelques enjambées la distance qui le sépare du mur. Voici ceux que je tenais absolument à te montrer.
Nous défilons devant chacun, en silence.
— À ton avis, qu’ont-ils en commun ? questionne-t-il après quelques instants de fascination muette.
Je n’en ai, pour ma part, aucune idée ; Paul, bien sûr, est beaucoup plus perspicace.
— Le sujet. Ces
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