La règle de quatre
prêts dans quelques minutes, annonce Gil. Paul, on ira à cette conférence dès que tu le souhaiteras.
Après son départ, j’ai comme un étourdissement : Paul et moi, assis à une vieille table d’acajou dans un splendide manoir du dix-neuvième siècle, attendant qu’un domestique vienne nous servir. Cloister Inn, le club dont Charlie et moi sommes membres, est une modeste bâtisse de pierre, chaleureuse et charmante. Quand les planchers sont cirés et les pelouses tondues, c’est un lieu agréable où il fait bon siroter une bière et jouer au billard. Côté cuisine, la quantité prime sur la qualité et, contrairement à nos camarades de l’Ivy placés d’office selon leur ancienneté, nous prenons place à la table de notre choix, sur des chaises de plastique, avec des couverts jetables. Si une soirée a coûté cher ou que nous avons forcé sur la bière, c’est hot-dogs au menu le vendredi. La plupart des clubs fonctionnent sur le même mode. L’Ivy est l’exception.
— Accompagne-moi en bas, m’intime soudain Paul.
Sa précipitation me déroute, mais je lui emboîte le pas. Nous passons devant le vitrail sur le palier avant d’emprunter un escalier qui mène à la cave. Paul se rend directement au studio réservé au président. En principe, seul Gil y a accès, mais quand Paul craignit pour sa tranquillité à la bibliothèque, Gil lui proposa la clef de son appartement, sur lequel débouchent directement les tunnels à vapeur, ce qui, espérait-il, ramènerait Paul à l’Ivy. Jusque-là obsédé par son travail, Paul n’avait pas vraiment trouvé de bonnes raisons de s’attarder au club. Certains membres protestèrent, ils accusèrent Gil de transformer l’Ivy en auberge espagnole, mais la discrétion de Paul, qui passait toujours par les souterrains, eut raison des mécontents.
Paul glisse la clef dans la serrure et ouvre la porte. Je m’engouffre derrière lui et suis saisi : je ne suis pas venu ici depuis des semaines et j’ai oublié à quel point il y fait froid. La température avoisine le zéro et la pièce paraît avoir essuyé un cyclone de papiers. Des livres empilés en monticules occupent chaque surface disponible. Encyclopédies, journaux historiques, cartes maritimes et quelques plans épars, accumulés par Paul, dissimulent les classiques poussiéreux, propriétés de l’Ivy, qui s’entassent sur les rayons de la bibliothèque.
Paul referme la porte derrière nous. À côté du bureau se dresse une imposante cheminée et les paperasses qui l’encombrent se déversent sur le sol. Pourtant, Paul paraît soulagé : rien n’a bougé. Il ramasse The Pœtry of Michelangelo de Robert Clements, abandonné par terre, souffle quelques écailles de peinture tombées sur la couverture et dépose avec précaution le livre sur son bureau. Il craque ensuite une longue allumette de bois qu’il jette dans la cheminée et une flamme bleue insuffle un peu de vie aux vieux journaux froissés coincés sous les bûches.
— Tu as beaucoup travaillé, dis-je en remarquant un plan plus détaillé que les autres sur sa table de travail.
Paul fronce les sourcils.
— Ce n’est rien. J’en ai des tas comme ça et ils sont probablement tous faux. Je dessine quand j’ai envie de tout lâcher.
Je baisse les yeux et contemple un décor tout droit sorti du cerveau de Paul, une sorte d’assemblage des ruines illustrées dansl’ Hypnerotomachia, à ceci près que les voûtes sont restaurées, les fondations consolidées, les colonnes et chapiteaux redressés. Je remarque autour de moi une foule de dessins similaires, chacun représentant une construction inspirée des illustrations léguées par Colonna à la postérité. Paul s’est créé un paysage plus vrai que nature, une Italie où il se réfugie quand il entre dans cette pièce. Aux murs, il a épinglé d’autres maquettes, dont certaines sont masquées par des notes punaisées par-dessus. Les traits sont précis, dignes d’un architecte, mais les unités de mesure me sont étrangères. Les proportions sont si justes et les caractères si bien tracés qu’ils auraient pu être conçus par un logiciel. Paul, qui n’a jamais eu les moyens de s’offrir un ordinateur, prétend se méfier de l’informatique, et il a même refusé le PC que Curry lui proposait. Tout a été dessiné à la main.
— Qu’est-ce que ça représente ? demandé-je.
— C’est une construction que Francesco projette.
J’avais presque
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