La règle de quatre
1758, Edwards fit une homélie mémorable, et le samedi soir, il convia les étudiants à un repas avant de célébrer la messe, à minuit. Ces festivités religieuses ont perduré jusqu’à nos jours, profitant de cette inaltérabilité que l’université, tel un bassin de houille, confère à tout ce qui s’y engouffre et s’y fossilise.
Jonathan Edwards lui-même en est la parfaite illustration. Peu de temps après son arrivée à Princeton, il contracta la petite vérole et succomba trois mois plus tard. Bien qu’il fut certainement trop affaibli pour organiser les festivités pascales qu’on lui attribue, les dirigeants successifs de l’université recréent depuis lors les trois événements — sermon, dîner, messe — en leur conférant une « perspective moderne ».
Si je me fie à ce que je sais du personnage, Jonathan Edwards n’appréciait guère les perspectives modernes. Étant donné qu’il nous a légué une vision sinistre de la vie humaine, comparée dans son œuvre à l’araignée se balançant au-dessus de la bouche de l’enfer, accrochée à un fil tenu par un dieu irascible, sans doute se retourne-t-il dans sa tombe à chaque printemps. Le sermon du Vendredi saint s’est mué en une conférence donnée par un professeur en sciences humaines, et si l’on n’y entend guère parler de Dieu, l’évocation de l’enfer est encore plus rare. Le dîner traditionnel, jadis austère et frugal, a laissé place à un banquet, dressé dans une salle somptueuse du campus. Et la messe de minuit, qui faisait autrefois trembler les murs, s’est inclinée devant un rassemblement œcuménique où même les athées et les agnostiques se sentent à l’aise. Si ces cérémonies attirent autant d’étudiants de confessions différentes, c’est qu’on y renforce leurs espérances et qu’on respecte leur sensibilité.
Taft attend sur l’estrade, plus gras et hirsute que jamais. Je ne peux m’empêcher de songer aux victimes de Procuste, les membres étirés ou raccourcis à la mesure exacte du lit sur lequel l’immonde brigand les allongeait. Oui, Taft est difforme, avec sa grosse tête, son ventre rebondi et ses bras dont la chair pend comme si on l’avait tirée des os. Malgré tout, il irradie sur scène. Dans sa chemise blanche froissée et sa veste de tweed élimée, il semble plus grand que nature, tel un esprit s’échappant par ses coutures humaines. Le professeur Henderson s’avance vers lui et essaie d’ajuster le micro sur le revers de sa veste. Taft reste immobile comme un crocodile qui se ferait curer les dents par un oiseau. En me remémorant l’histoire de Gaël Rote et du chien, j’ai de nouveau la nausée.
Quand nous trouvons enfin refuge à l’arrière de la salle, Taft a commencé son discours, qui n’a rien à voir avec le rabâchage habituel du Vendredi saint. Il a préparé une série de diapositives. Sur les images projetées à l’écran, toutes plus terribles les unes que les autres, on torture des saints et on assassine des martyrs. Taft soutient qu’il est plus aisé de donner la foi que de donner la vie, mais qu’il est plus dur de reprendre la première que la seconde. En quelques exemples, il illustre son propos :
— Saint Denis, dit la voix de Taft amplifiée par les haut-parleurs, a été décapité. D’après la légende, son corps s’est relevé et a ramassé sa tête.
Au-dessus du lutrin apparaît une peinture, un homme aux yeux bandés dont la tête repose sur un billot. Le bourreau brandit une énorme hache.
— Saint Quentin, poursuit Taft en décrivant l’image suivante. Un tableau de Jacob Jordaens, peint en 1650. Il a subi le supplice du chevalet avant d’être flagellé. Il supplia Dieu qu’il lui accorde la force de résister et le saint survécut. Mais bientôt il fut convaincu de sorcellerie, battu et torturé. Il eut la peau transpercée des épaules aux cuisses avec du fil de fer. On lui enfonça des clous dans les doigts, dans le crâne et dans tout le corps. Pour finir, il fut décapité.
Charlie, indifférent à ce charabia — à moins qu’il ne soit tout simplement mithridatisé à force de voir des horreurs en ambulance —, se tourne vers moi.
— Alors, qu’est-ce qu’il voulait, Bill Stein ? chuchote-t-il.
L’écran projette l’image sombre d’un homme, vêtu seulement d’un pagne ; il est allongé sur une grille métallique sous laquelle on va vraisemblablement allumer un brasier.
— Saint
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