La règle de quatre
seul mystère autour de cet ouvrage. Jusqu’à une date récente, on ignorait même l’identité de son auteur. Le secret semblait si bien gardé que le grand Alde lui-même, son imprimeur, ne connaissait pas son nom. Dans une impression ultérieure de l’ Hypnerotomachia, l’un des éditeurs, dans son introduction, implore les muses de lui révéler le nom de l’auteur. Les muses refusent au motif que « la prudence s’impose, si l’on ne souhaite pas que les choses divines soient dévorées par une jalousie vindicative ».
« Ma question est la suivante : pourquoi l’auteur se serait-il donné tant de mal pour écrire une banale histoire d’amour ? Et pourquoi employer toutes ces langues ? Pourquoi y inclure deux cents pages sur l’architecture ? Dont dix-huit sur un temple de Vénus et douze sur un labyrinthe souterrain ? Pourquoi cinquante pages sur une pyramide ? Et cent quarante sur des pierres précieuses et des métaux, sur la danse et la musique, la nourriture et les arts de la table, la flore et la faune ?
« Mieux encore, qui est ce Romain qui maîtrise tant de langues, tant de sujets et qui put convaincre le plus grand imprimeur d’Italie de travailler sur ce mystérieux ouvrage sans révéler son identité ?
« Et par-dessus tout, quelles sont ces “choses divines” que les muses refuseraient de divulguer ? Et quelle jalousie vindicative pourraient-elles inspirer ?
« Il ne peut s’agir d’une histoire d’amour. L’auteur cherchait à nous emmener ailleurs — là où nous, chercheurs, n’avons jamais su aller. Mais où commencer à chercher ?
« Je ne répondrai pas à cette question pour vous. Je préfère vous offrir une énigme à résoudre. Trouvez la solution et vous approcherez la vérité.
Sur ces mots, Taft allume le projecteur et trois images apparaissent à l’écran.
— Voici trois gravures tirées del’ Hypnerotomachia. Elles illustrent le cauchemar que Polia décrit à la fin du livre. Première gravure : un enfant conduit un char en flammes tiré par deux femmes nues qu’il fouette comme des bêtes. Polia observe, cachée derrière un arbre de la forêt. Deuxième gravure : l’enfant libère ces femmes en tranchant leurs chaînes brûlantes, à l’aide d’une épée dont il se sert ensuite pour les décapiter et les démembrer.
« Sur la dernière gravure, l’enfant arrache du corps des deux femmes leurs cœurs encore palpitants et les offre à des oiseaux de proie. Les entrailles sont lancées aux aigles et les membres vont aux chiens, aux loups et aux lions rassemblés autour de lui.
« Quand Polia se réveille, sa nourrice lui explique que l’enfant de son rêve est Cupidon, que les femmes sont de jeunes vierges qui l’ont offensé en refusant les ardeurs de leurs soupirants. Polia en déduit qu’elle a eu tort de repousser les avances de Poliphile.
Taft s’arrête un instant. Le dos tourné à la salle, il contemple les images qui flottent au-dessus de sa tête.
— Et si la nourrice de Polia s’était trompée ? reprend-il d’une voix désincarnée qui résonne dans le micro accroché à sa veste. Si son interprétation était erronée ? Si la punition infligée à ces femmes nous désignait leur véritable crime ?
« Dans nombre de pays d’Europe à cette époque, la haute trahison était passible d’une peine effroyable : le coupable était d’abord attaché à la queue d’un cheval, puis traîné dans toute la ville jusqu’à la potence pour être pendu. Mais avant qu’il ne meure tout à fait, le bourreau le découpait en morceaux, l’éviscérait et jetait ses entrailles au feu. On lui arrachait ensuite le cœur pour le présenter à la foule. Le bourreau décapitait la carcasse, coupait en quatre les restes, que l’on exposait sur des piques en divers endroits de la ville pour dissuader les traîtres potentiels.
Taft se retourne pour observer la réaction du public.
— Revenons à nos gravures. De nombreux détails correspondent à ce châtiment que je viens de vous décrire. Les victimes sont traînées vers le lieu de leur exécution — ou plutôt, et c’est assez caustique, ce sont elles qui traînent le char de leur bourreau. Elles sont démembrées et leurs membres sont exposés à la foule, en l’occurrence aux animaux dont il a été question tout à l’heure.
« En revanche, elles ne sont pas pendues, mais passées au fil de l’épée. Et pourquoi donc ? La décapitation
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