La règle de quatre
gris sur le mur noir du fond. C’est à peine si je reconnais les animaux sauvages qui se disputaient tout à l’heure les restes des femmes. Même l’enfant se dissipe.
— Tu viens ? demande Charlie, qui m’attend avec Gil près de la sortie.
Je m’empresse de les suivre.
Chapitre 11
— Tu n’as pas trouvé Paul ? demande Charlie.
— Il ne voulait pas de mon aide.
Mais lorsque j’évoque son échange avec Curry, Charlie me jette un regard réprobateur. Je n’aurais pas dû le laisser partir seul.
— Paul a suivi Curry ? insiste-t-il.
— Non. Il cherchait Bill Stein.
— Vous restez au pot ? demande Gil, sentant que nous sommes sur le point de battre en retraite. On a besoin de vous.
— Bien sûr, dis-je.
Gil semble aussitôt rassuré. Son esprit est ailleurs.
— Il faudra éviter Jack Parlow et Kelly. Leur seul sujet de conversation, c’est la fête de demain soir. Sinon ce sera sympa.
Il nous précède dans l’escalier qui conduit à la cour enneigée, où toute trace du passage de Paul et Curry a été balayée par le vent. Les étudiants s’amassent sous les tentes. Zut, il est presque impossible de passer inaperçu avec Gil. Nous nous abritons à l’écart, mais, malgré lui, Gil exerce un pouvoir d’attraction irrépressible.
La première à nous happer est la blonde qui gardait l’entrée de la conférence.
— Tara, comment vas-tu ? lance Gil lorsqu’elle nous rejoint sous l’abri de toile. Quelle soirée mouvementée, n’est-ce pas ?
Charlie fuit vers la table où sont posés des Thermos argentées pleines de chocolat chaud.
— Je crois que tu connais Tom ?
Cette dernière trouve une façon polie de signifier qu’elle ignore qui je suis.
— Ah, bien, reprend Gil avec légèreté. Vous n’êtes pas du même niveau.
Il me faut une seconde avant de comprendre qu’il parle de niveau universitaire.
— Tom, voici Tara Pierson, promotion 2001, poursuit Gil, qui a remarqué le manège de Charlie pour éviter ces mondanités. Tara, voici mon ami Tom Sullivan.
Ce formalisme ne réussit qu’à accroître l’embarras de Tara :
— Je suis vraiment désolée pour tout à l’heure, commence-t-elle. Je ne pouvais pas deviner…
Et patati et patata. Je l’entends débiter que nous méritons un traitement de faveur, ou, en tout cas, d’être traités avec plus d’égards que le commun des mortels parce que Gil se brosse les dents au-dessus du même lavabo que nous. Plus elle jacasse, plus je me demande pourquoi l’Ivy ne s’en est pas encore débarrassé. Fondée ou non, la rumeur veut que les étudiantes, qui, comme Tara, ne peuvent compter que sur leur physique, se soumettent à une épreuve particulière, le « bizutage du deuxième étage ». Invitées à se rendre au club, elles se font expliquer dans l’une des chambres que leur candidature dépend de leur bonne volonté. J’ose à peine imaginer la nature exacte de cette bonne volonté ; Gil, bien sûr, nie farouchement l’existence de telles pratiques.
Tara, devinant sans doute mes pensées ou s’apercevant que je ne l’écoute pas, s’échappe en balbutiant quelque excuse. Bon débarras, me dis-je en la regardant se glisser furtivement sous une autre tente, tignasse dorée flottant au vent.
Je repère Katie de l’autre côté de la cour, une tasse de chocolat fumant à la main, l’appareil photo pendu à son cou comme une amulette. Il me faut quelques secondes avant de deviner ce qui attire son attention. Il n’y a pas si longtemps, j’aurais envisagé le pire, un amant secret qui l’aurait conquise pendant les nuits où je planchais surl’ Hypnerotomachia. Mais j’ai mûri. C’est la chapelle qui l’intéresse. Elle se dresse telle une falaise au bord d’une mer blanche : un rêve de photographe.
L’attirance amoureuse est un phénomène curieux que je commence seulement à comprendre. Quand j’ai rencontré Katie, je pensais qu’il me suffisait de la regarder pour que le monde s’arrête. Même si mon avis ne faisait pas l’unanimité — Charlie, qui préfère les filles plantureuses, goûte plus le caractère de Katie que son physique —, j’étais subjugué. À cette époque, l’idée de lui toucher la main ou de respirer le parfum de ses cheveux suffisait à me bouleverser. Chacun était le trophée de l’autre, nous nous hissions mutuellement sur un piédestal. Puis je compris que mes deux années d’avance sur elle à l’université et mon
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