La règle de quatre
est un privilège accordé aux coupables de haut rang alors que la pendaison est le lot des manants. Nos deux femmes sont donc certainement issues de la noblesse.
« Enfin, les animaux vous rappelleront sans doute les trois bêtes du chant d’ouverture de L’Enfer de Dante, ou le sixième verset de Jérémie.
— Il me l’a ôté de la bouche, chuchote Gil en souriant.
Mais Charlie le fait taire.
— Le lion symbolise l’orgueil, poursuit Taft. Et le loup représente la convoitise. Deux vices caractéristiques du traître — qu’il s’agisse de Satan ou de Judas. La troisième bête de Dante est le léopard, symbole de luxure. Mais Francesco Colonna troque le léopard pour le chien dansl’ Hypnerotomachia, suggérant ainsi que la luxure n’est pas un des péchés pour lesquels ces deux femmes sont condamnées.
Taft s’arrête pour donner le temps au public de digérer ces informations.
— Nous décryptons à présent le vocabulaire de la cruauté. En dépit de ce que nombre d’entre vous sont portés à croire, ce langage n’est pas que barbare. Comme tous les rituels, il est chargé de sens. Il suffit d’apprendre à le lire. Je vous propose donc un dernier indice pour mieux interpréter ces images. La suite vous appartient.
« Vous l’aurez remarqué presque à votre insu : Polia s’est trompée sur l’identité de l’enfant. Si le petit garçon du cauchemar était Cupidon, ce n’est pas une épée qu’il aurait à la main, mais un arc et des flèches.
Un murmure d’approbation parcourt la salle : des centaines d’étudiants, soudain, considèrent la Saint-Valentin sous un jour nouveau.
— Cherchez donc : qui est cet enfant qui brandit une épée, qui force des femmes à traîner son char sur un chemin semé d’embûches et qui les tue comme on liquide les traîtres ?
Il s’arrête, feint de s’apprêter à souffler la réponse, mais il se contente d’ajouter :
— Résoudre cette énigme, c’est commencer à entrevoir la vérité cachée dansl’ Hypnerotomachia. Et peut-être commencerez-vous aussi à comprendre le sens profond de la mort, et de la forme qu’elle prend lorsqu’elle se présente aux vivants. Croyants ou mécréants, nous sommes tous si habitués au signe de croix que nous en occultons la signification du crucifix. Mais toute religion, et le christianisme en particulier, se fonde sur une vision de la mort, une vision du sacrifice et du martyre. Et ce soir, tandis que nous commémorons le sacrifice du plus célèbre supplicié de l’histoire, nous aurions tort de l’oublier.
Taft retire ses lunettes et les glisse dans la poche de sa chemise. Il baisse la tête et conclut :
— Cette tâche, je vous la confie. J’ai confiance en vous.
Il recule d’un pas.
— Merci à tous et bonsoir.
Les applaudissements, d’abord dispersés, gagnent rapidement toute la salle. Malgré l’incident du début, le public s’est laissé séduire par l’étrange personnage, fasciné par ce mélange d’érudition et de cruauté.
Taft s’avance vers la table sur la scène, avec l’intention de s’asseoir, mais les acclamations ne cessent pas. Certains étudiants l’ovationnent même debout.
— Merci, répète-t-il, les mains serrées sur le dossier de sa chaise.
Son rictus caractéristique se dessine sur ses lèvres. Comme s’il n’avait jamais cessé d’observer son public, et non l’inverse.
Le professeur Henderson se lève pour faire taire les vivats.
— Comme tous les ans, nous offrons une collation dans la cour située entre la salle et la chapelle. Le personnel a disposé autour des tables des chauffages d’appoint. Nous vous attendons nombreux.
Se tournant vers Taft, elle ajoute :
— Cela dit, permettez-moi de vous remercier, docteur Taft, pour cette inoubliable conférence qui, j’en suis sûre, marquera les esprits.
Le sourire qu’elle affiche paraît crispé.
La foule applaudit une dernière fois avant de se disperser lentement vers la sortie.
Taft observe le mouvement et j’admire presque ce vieil ours solitaire qui vit à l’écart du monde depuis tant d’années. Je comprends enfin pourquoi il fascine Paul. Même quand on sait qu’il nous manipule, il est très difficile, voire impossible de le quitter des yeux.
Lentement, Taft déplace son corps trop lourd de l’autre côté de la scène. L’écran blanc disparaît dans une fente au plafond et les trois diapositives ne sont plus qu’un camaïeu de
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