La règle de quatre
voudrait s’inscrire dans une école de gestion. Gil me demande comment va ma mère, il se souvient que c’est son anniversaire. Il me dit que malgré le temps consacré à l’organisation du bal, il a réussi à boucler son mémoire en quelques jours et à le déposer avant la date fatidique imposée par le département d’économie. Nous nous interrogeons sur le choix de Charlie l’année prochaine, essayant de deviner quelle école de médecine parviendra à séduire notre ami. Sur certains sujets, Charlie a le triomphe modeste, même avec nous.
Dans l’épaisseur de la nuit, les résidences universitaires semblent recroquevillées de part et d’autre de la chaussée. La nouvelle du drame a dû se répandre sur le campus : il n’y a pas un passant dans les rues. Bien que nous ne soyons qu’à un kilomètre de Dod Hall, le retour en voiture semble aussi long que notre marche dans la neige, au sortir des tunnels. Où est Paul ?
Chapitre 12
Nombre de spécialistes de Frankenstein affirment que le monstre imaginé par Mary Shelley n’est qu’une métaphore du roman. L’auteur, qui commença à écrire à dix-neuf ans, encouragea cette interprétation en qualifiant son œuvre de progéniture hideuse, de chose morte dotée d’une existence propre. Ayant perdu un enfant à dix-sept ans et causé la mort de sa mère en venant au monde, elle connaissait bien le sujet.
J’ai longtemps pensé que Mary Shelley était l’unique point commun entre mon mémoire et celui de Paul : Francesco Colonna (selon certains, il avait ébauché l’ Hypnerotomachia à quatorze ans) et elle formaient un joli couple d’adolescents suprêmement doués. Avant de rencontrer Katie, je considérais Mary et Francesco comme des amants intemporels, éternels, unis par-delà les siècles. Pour Paul, sans cesse confronté à des érudits de la génération de mon père, ils symbolisaient la fougue de la jeunesse dressée contre la puissance obstinée de la vieillesse.
Curieusement, c’est en défendant la thèse d’un Francesco Colonna plus mûr que Paul fit ses premières trouvailles dans l’étude del’ Hypnerotomachia. Il avait intégré le cours de première année de Taft avec la modestie du néophyte. Mais l’ogre avait vite flairé en lui l’influence de mon père, dont il s’acharnait à dénigrer les théories. Même s’il prétendait ne plus s’intéresser à l’étude de l’œuvre de Colonna, Taft prenait encore parti pour la thèse de l’Imposteur vénitien.
L’ Hypnerotomachia, disait-il, avait été publié en 1499, Pourtant, relevait Taft, sur la dernière page, Colonna précise qu’il termina la rédaction en 1467. Le Francesco romain de mon père n’aurait eu que quatorze ans. Or, s’il y avait peu de chances pour qu’un moine débauché vénitien fût l’auteur del’ Hypnerotomachia, il était carrément impossible que ce livre eût surgi de l’imagination d’un jouvenceau.
Ainsi, tel Eurysthée inventant de nouveaux travaux pour le jeune Hercule, Taft se délesta sur Paul du fardeau de la preuve. Tant que son nouveau protégé n’aurait pas résolu le problème de l’âge de Colonna, il ne dirigerait aucune recherche soutenant l’hypothèse d’un auteur romain.
Avec une obstination qui défie presque l’entendement, Paul refusa de se soumettre à la logique de ces faits. Il puisa son inspiration non seulement dans le défi que Taft lui avait lancé, mais dans la personnalité même du maître. Tout en rejetant son interprétation rigide del’ Hypnerotomachia, il imita son implacable rigueur. Alors que mon père s’était laissé guider par l’intuition, effectuant la plupart de ses recherches en des endroits aussi exotiques que les bibliothèques pontificales et les monastères, il privilégia l’approche minutieuse de Taft. Aucun livre n’était négligeable, aucun lieu à dédaigner. Paul parcourut d’abord le catalogue de la bibliothèque de Princeton. Et, petit à petit, comme un enfant ayant toujours vécu près d’un étang, sa représentation des livres fut détrônée par l’immensité de l’océan qui s’ouvrait devant lui. Il possédait un peu moins de six cents volumes à son arrivée à l’université, Princeton en comptait six millions, y compris ceux qui reposaient sur les quatre-vingts kilomètres de rayons de la seule bibliothèque Firestone.
Tout d’abord, l’énormité de la tâche le découragea, Paul devait se détacher des méthodes de mon père,
Weitere Kostenlose Bücher