La reine de Saba
cuvette de boue. Les lances et les épées sont
pointées sur lui. Il a une jambe brisée, il ne peut plus fuir !
Makéda
jeta un coup d’œil vers la terrasse. Il pleuvait encore, mais l’orage
s’éloignait sur la mer.
— Que
chacun soit prêt d’ici peu. Nous quittons Makka’h. Il est temps de voir les
murs de Maryab !
Elihoreph,
qui avait tout écouté bouche bée, ne put s’empêcher de gémir. Makéda lui
adressa un petit signe.
— Prends
bien soin de ton rouleau de contes, scribe. Et ne crains rien. Ton Moïse a
repoussé les eaux de la mer Pourpre. Almaqah m’ouvrira un passage sous la pluie
jusqu’au temple de ma mère Bilqîs.
***
Tan’Amar
avait raison.
Shobwa
gisait dans la boue. Le temps ne semblait pas avoir laissé sa trace sur son
visage. Il ressemblait trait pour trait à l’image conservée dans sa mémoire
pendant les quinze années passées et qu’elle avait, chaque jour, haïe de toutes
ses forces.
Dès
qu’elle s’approcha, Makéda reconnut le caftan de cuir aux épaulettes d’acier
finement incrustées d’or qui l’impressionnait tant quand elle était petite
fille. Parfois, elle s’imaginait que la richesse de Shobwa était plus
importante que celle de son père.
Malgré la
souffrance et la fatigue, son visage demeurait juvénile et d’une grande beauté.
Le bleu de ses iris rappelait la transparence d’une eau de source. Sa peau mate
n’était ni pâle ni noire et paraissait d’une douceur plus propre aux femmes
qu’aux guerriers. Sa chevelure et ses joues maculées de boue et de sang ne
faisaient que souligner cette grâce trompeuse de serpent.
Enfoncé
jusqu’à mi-corps dans un bassin formé par des roches qui retenaient le
ruissellement boueux des pentes, il en avait la posture venimeuse. Il
redressait la nuque, tâchant encore de sourire pour affronter les regards avec
arrogance.
Il la
reconnut dans l’instant, lui aussi. Sa bouche eut ce rictus d’insolence qu’elle
s’était tant de fois remémoré quand l’insulte de la fuite de Maryab et la
douleur de l’humiliation infligée à son père repoussaient le sommeil de ses
nuits.
— Tu as
grandi, fille d’Akébo, coassa-t-il. Tu es comme je me l’imaginais. Sais-tu que
j’ai beaucoup pensé à toi, toutes ces années ? J’ai eu de jolis rêves
grâce à toi. Ah ! si tu étais moins obstinée, tu ferais une bonne épouse…
Il eut un
rire rauque. Tan’Amar et ses hommes pointaient déjà leurs armes sur lui. Makéda
les retint d’un geste.
Elle
s’avança. Elle portait de courtes bottes de cuir. D’un coup violent de la
pointe de la semelle, elle frappa si fort la joue de Shobwa qu’on entendit un
craquement. Il gémit, le sang sur les lèvres.
— Tais-toi,
dit-elle calmement. Je ne veux plus jamais t’entendre.
De la
ceinture qui serrait sa tunique de combat, elle tira une courte bande de cuir
et la dague à lame de fer forgée au royaume de Salomon. Elle s’accroupit.
Shobwa
n’était déjà plus si beau. Le coup de pied lui avait brisé la mâchoire, y
laissant une marque sombre. La transparence de ses iris se teintait de rouge.
Il regardait la lame avec horreur.
Makéda
sourit.
— N’aie
crainte, tu vas vivre encore longtemps. Elle ordonna :
— Général
Tan’Amar, tiens la tête du serpent. Tan’Amar eut un grognement de plaisir. Il
se laissa tomber à genoux sur les reins de Shobwa, emprisonna sa tête dans ses
larges mains.
Tout
autour, les guerriers de Saba observaient avec attention. Ils savaient que
s’accomplissait enfin la vengeance d’Akébo le Grand et de sa fille Makéda, et
qu’ils pourraient bientôt, partout où les conduiraient les victoires de la
reine de Saba, la raconter.
Se
protégeant les doigts de la bande de cuir comme si Shobwa était venimeux,
Makéda lui tira vivement la langue hors de la bouche. On ne vit que l’éclair de
la lame. Le sang jaillit en même temps que le grondement de Shobwa. Tan’Amar
durcit sa prise. De brune la boue devint écarlate.
Makéda
dressa la main, montrant à tous le bout de langue tranchée. D’une voix ferme,
elle lança :
— C’en
est fini de la langue fourchue de Maryab ! Nous n’entendrons plus de
mensonges !
Elle jeta
le bout de langue dans le bouillonnement du wâdi.
Alors
qu’elle se retournait, sans crier gare et à la surprise de Tan’Amar, sa lame
trancha dans la peau douce du visage de Shobwa. Du front au menton, la chair
s’ouvrit. C’en était fini de la beauté du
Weitere Kostenlose Bücher