La reine de Saba
heure. Le visage tourmenté, les yeux
rivés sur la mer noyée par l’orage, il ne parut pas l’entendre.
— Aurais-tu
peur de l’orage, scribe ?
Elihoreph
ne répondit pas. Ses lèvres frémissaient dans une grimace douloureuse. Makéda
saisit ses frêles épaules.
— Que
t’arrive-t-il ?
— Mon
fils est sur la mer…
— Ton
fils ?
Makéda ne
put retenir un grand éclat de rire.
— Oh,
que non, vieux scribe, ton fils n’est plus sur la mer ! Ni lui ni les
autres. Ils sont arrivés depuis bien longtemps. As-tu perdu le sens du
temps ? Imagine plutôt ton fils dans cette Jérusalem dont tu m’as tant
parlé, près de Salomon…
Elle
s’interrompit, encore saisie par le rire. Dehors la pluie ne cessait pas,
déchaînée.
— Elihoreph !
Crois-tu que l’orage qui tonne ici gronde aussi, en ce moment même, sur la tête
de ton fils ? Allons ! Toi qui ne jures que par la sagesse de tes
prophètes ? Tu n’as pas plus de cervelle qu’un enfant.
Le vieil
homme la considéra, désorienté. Ses doigts maigres tremblèrent, serrés devant
sa bouche. Il secoua la tête, passa une paume livide sur ses yeux comme s’il
reprenait conscience.
— Excuse-moi,
ma reine. Bien sûr, tu as raison… La vieillesse conduit à la mer des stupidités
aussi bien qu’au shéol. Que le Tout-Puissant me pardonne. Je ne m’accoutume pas
à l’absence d’A’hia. Jamais nous n’avons été séparés si longtemps. Ah, quand tu
l’as désigné pour aller s’incliner devant Salomon, j’étais heureux !
Quelle chance, quel bonheur ! Mon fils allait enfin fouler le sol des
pères de nos pères. Bénie sois-tu, ma reine, pendant mille et mille ans. Mais
dès le lendemain, la peur m’est descendue dans les reins. Depuis, je crains
pour lui jour et nuit. Chaque fois que j’entends des pas, qu’une voile pénètre
dans le port ou qu’une caravane s’annonce, j’espère qu’un messager va paraître
et nous donner des nouvelles de Juda et Israël. Mais tu as raison. Même un
enfant ne serait pas si fou. Ah ! il est dit dans nos rouleaux de
sagesse :
Le fou
va sur les routes, Sa tête ne tient plus à ses épaules Tous rient, Le fou est
fou !
La
sincérité du vieillard émut Makéda. Elle voulut le réconforter, montrant
qu’elle avait retenu sa leçon de l’histoire des Hébreux.
— Elihoreph,
ne m’as-tu pas appris que votre Eternel veillait sur le destin de chacun des
Hébreux comme il avait veillé sur le chemin d’Abraham et de Moïse ?
N’a-t-il pas scellé avec eux une alliance pour protéger votre peuple du
mal ? Pourquoi t’inquiéter ?
Un petit
rire sans joie secoua les épaules d’Elihoreph.
— Oui,
oui. Tu as raison. Yahvé a fait alliance avec Abraham et Moïse pour conduire
mon peuple. Mais pour ce qui est de nous, un à un, c’est une autre affaire.
Tous les Juifs ne sont pas Abraham et Moïse, puissante reine. Tant s’en faut.
L’Éternel demeure miséricordieux. Il sauve et soupire. Même à Jéricho, et même
pour Loth. Mais il faut sentir sa faute. Yahvé ne tend sa paume sur nous qu’à
Yom ha-Din, le jour du Jugement. Certains l’appellent Yom Kippour, le jour du
Pardon. C’est dire qu’ils préfèrent le résultat à l’épreuve… Et on en est
encore loin. Yom ha-Din est à l’autre bout de l’année. D’ici là, nul ne connaît
son destin. Et moi, j’attends le messager de Jérusalem. Ce qu’il s’est passé
sur la mer quand ils sont partis, qui le sait ? Ce qu’il se passe devant
Salomon, qui le sait ?
Sans plus
de moquerie, Makéda approuva. Songeuse, elle murmura :
— Tu
as raison. Nul ne connaît son destin, ni pour le jour qui passe ni pour celui
qui vient. Moi aussi, j’attends une réponse de Jérusalem.
La pluie
faiblissait. Les servantes avaient dressé des demi-volets aux ouvertures de la
terrasse. Ils protégeaient des éclaboussures sans obturer la pièce, déjà
sombre.
Makéda
montra la table, encombrée de calâmes, de bandes de papyrus et d’encre de
poulpe mêlée d’huile.
— Ce
n’est pas un jour pour l’écriture. Parle-moi encore de la Kouchite, l’épouse de
Moïse à la peau noire. Cela te fera oublier ton fils, et moi, je veux connaître
son histoire en entier.
Ils n’en
eurent pas le temps. À peine Elihoreph avait-il commencé à raconter comment
Tsippora endurait les méchancetés de Myriam, la sœur jalouse de Moïse, que
Tan’Amar apparut. À grands gestes, ruisselant, il bouscula les
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