La reine de Saba
souillées.
Cependant,
Makéda devina que sa mélancolie venait d’une autre pensée, plus forte et plus
troublante.
La haine
qui l’avait fait patienter, apprendre et s’endurcir jour après jour pour que la
vengeance s’accomplisse s’était évanouie avec le sang de Shobwa coulant dans la
boue. Comme l’abcès ouvert libère son infection, la vue du corps torturé du
serpent avait vidé son cœur de son obsession.
Et
maintenant elle songeait que le destin de Makéda, reine de Saba, ne se
réduisait pas à la vengeance. Maryab n’était plus qu’un palais de souvenirs. La
sagesse et la grandeur ne s’enfermaient pas dans les souvenirs.
Enfouie
dans ses pensées, elle frissonnait, saisie par l’humidité de la nuit. Elle
regardait le fond de l’obscurité comme si une silhouette allait s’y former.
Elle
chantonna doucement :
Ma
vigne est devant moi, Vas-tu réveiller les murailles qui conduisent aux mille
ans du bonheur ? J’ai lavé mes pieds, j’ai
fait couler la myrrhe sur mes cuisses, j’ai posé l’encens des mots sur
mes lèvres, pour partir à ta rencontre…
Elle
s’interrompit avec un sourire, surprise. Tandis qu’elle murmurait son chant,
une apparence ne venait-elle pas de se dessiner dans la nuit tendue de
pluie ?
Impossible.
Aucune ombre dans la nuit. Mais dans son esprit un nom, la chaleur d’une
présence.
Salomon.
Roi de Juda et Israël.
Allons !
Folie. Son chant se jouait d’elle. Le visage et la silhouette de Salomon, elle
les ignorait absolument. Impossible de les inventer. Et pourquoi le
faire ?
Elle rit.
Elle voulut se moquer d’elle-même.
Je l’ai
cherché, mais où le trouver ? J’ai appelé, j’attends la réponse !
Elle se
tut à nouveau. Sérieuse, troublée, la poitrine lourde d’une émotion nouvelle
qui la déconcertait. Les mots fredonnés qui venaient de passer ses lèvres
appartenaient à la langue des Hébreux.
Ah, Le fou va sur les routes, sa tête ne tient plus à ses épaules, disait
le rouleau de sagesse du vieil Elihoreph !
Pendant
des jours, une lune puis une autre, on ne vit plus la reine de Saba hors des
chambres et des terrasses de son palais. Elle y passait un temps infini en
étude avec Elihoreph. Sous l’effet de ce rapprochement si fréquent, le vieux
scribe semblait reverdir, devenant plus savant qu’il ne l’avait lui-même
soupçonné.
Les
messagers étaient partis, aucun ne revenait. La saison des pluies s’effilochait
dans une lumière morne. La chaleur s’imposait doucement et les verts de la
plaine des parfums s’étoffaient.
Chaque
soir, Tan’Amar passait un moment près de Makéda. Il lui transmettait les
nouvelles de la ville et des cités fraîchement soumises. Il racontait en détail
comment les mukaribs de Kamna et Kharibat envoyaient quantité de cadeaux et
d’émissaires pour s’assurer qu’on n’allait pas leur couper la tête. Il lui
certifiait que le royaume redevenait paisible et soulagé, ce qui était vrai.
Il prenait
ses ordres, qui étaient rares.
Elle
demandait si Shobwa se maintenait en vie. Il répondait que oui, bien trop en
vie. Les nourrices et sages femmes avaient soigné ses blessures grâce à des
herbes et des onguents, c’en était fini de la fièvre. Il était désormais dans
une cage où les badauds venaient le voir et l’insulter. De temps à autre, il
recouvrait assez de forces pour répliquer dans un borborygme ridicule. Et
Tan’Amar demandait :
— On
ne va pas pouvoir le garder ainsi longtemps. Tu vas devoir en finir avec lui.
Elle
approuvait d’un signe, elle ne répondait pas.
Il parlait
avec prudence. Racontait l’impatience du seigneur Yahyyr’an avec désinvolture,
sans jamais rien révéler des colères qu’il devait apaiser.
Il ne
disait pas que, dans Maryab et au-delà, on murmurait que le général Tan’Amar
partageait la couche de la reine Makéda. On se racontait en riant que jamais le
seigneur Yahyyr’an, qui avait bien cru devenir roi en passant par cette couche,
ne s’assoirait sur le siège d’Akébo le Grand.
Tan’Amar
ne disait pas qu’il laissait murmurer et que cela lui procurait même une
intense satisfaction.
Mais
souvent l’un et l’autre se taisaient. Tan’Amar se contentait de s’emplir les
yeux de la beauté de Makéda.
Une beauté
qui irradiait et intimidait. Sa chevelure s’écoulait maintenant en tresses
fines où tintaient des éclats d’or. La courbe de sa nuque, quand elle inclinait
le visage, semblait un
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