La reine du Yangzi
ceux-là, Louis a décidé de ne plus les laisser faire.
— Nous n’arriverons à rien si nous n’aidons pas les ouvriers à créer un syndicat, affirme-t-il lorsque vient son tour de prendre la parole.
— Les ouvriers ne vous aiment pas, vous autres les étudiants, intervient aussitôt son voisin de droite. Vous êtes des enfants de riches, vous n’avez pas besoin de travailler pour vivre. Vous ne connaissez rien à la condition ouvrière. Alors, nous n’avons pas besoin de vous. Le seul à pouvoirnous aider est M. Lu Yi parce qu’il connaît la valeur du travail.
— Il ne suffit pas de connaître la valeur du travail pour créer un syndicat et se lancer dans la lutte, tempère Louis. L’audace et l’imagination des étudiants sont nécessaires si vous, les ouvriers, voulez vous organiser, formuler des revendications, coordonner vos actions et propager vos idées. Je le constate tous les jours, vous êtes si épuisés par le travail que vous n’avez même plus la force de vous mettre d’accord sur vos exigences. Les étudiants sont moins fatigués. Acceptez qu’ils vous aident, ne les rejetez pas. Eux aussi, ils ont envie que les choses changent et que ce pays, votre pays, mon pays, sorte enfin de l’immobilisme.
Lao Sun approuve ostensiblement de la tête pour que tous, autour de la table, constatent qu’il est d’accord avec M. Lu Yi, puis il reprend la parole. Avec autorité, il détaille les différentes phases de la création du syndicat qui doit regrouper les ouvriers de cinq usines métallurgiques de Shanghai. En l’écoutant motiver ses troupes et affecter chacun à une tâche précise, Louis se dit qu’il a eu raison de suivre cet homme, de lui donner des fonds, de basculer une fois par semaine avec lui dans cette vie clandestine, là où personne ne le connaît, là où il peut être enfin lui-même et non l’héritier d’un vaste empire commercial et financier. Un Chinois comme un autre, presque, aussi anonyme que celui qu’il a été quand il a voyagé pendant un an, seul, au cœur de l’empire du Milieu. Quand il a compris qu’il était aussi chinois que les vrais Hans, que son pays était ici et que le sort de ces millions d’êtres humains qui vivaient dans des conditions misérables ne lui était plus supportable. Depuis longtemps, il pense qu’il a une dette envers eux, qu’il doit leur rendre une part de ce que la Chine lui a donné à lui et aux Esparnac.
Son amour pour ce pays l’y oblige. Son père prenaittous les risques sur le Yangzi, lui, il les prendra en rejoignant, sans que personne le sache, l’autre grand fleuve vivant, celui des hommes, des exploités, des travailleurs, des moins-que-rien, la cohorte sans nom ni nombre de tous ceux qui sont juste bons à trimer pour vivre et qui n’ont qu’à crever s’ils se révoltent. Il veut leur donner un nom, une dignité, un espoir, et supprimer de leurs yeux cette résignation d’animaux promis à l’abattoir. Son père aurait été fier de lui, il le sait. Il aurait beaucoup aimé, lui aussi, cette forme d’activisme qui consiste à agir en secret, lui, le patron d’une des grandes sociétés de la ville, dans le camp des ouvriers. À mettre secrètement sa fortune à la disposition de leur cause. Une folie, sans doute, mais qui le distrait. Patron d’une quinzaine d’entreprises toutes contrôlées par la Compagnie du Yangzi, il est aussi heureux de l’autre côté, celui des ouvriers, cédant à la tentation d’avoir une double vie. Avoir une face ignorée de ceux qu’il fréquente toute la journée et qui n’imagineraient pas une seconde qu’il passe une soirée par semaine avec des ouvriers syndicalistes le stimule beaucoup. Après tout, y a-t-il un meilleur moyen de savoir ce qu’ils veulent ?
Ce drôle de jeu l’amuse mais, comme pour sa liaison avec Deborah, il lui arrive de se demander, dans des moments de lucidité, où tout cela le mène. Car à voir parfois le visage soudain dur de Lao Sun et de ses camarades, à entendre leurs paroles véhémentes et pleines de rancœur, Louis se dit qu’il s’est associé à un groupe qui peut, du jour au lendemain, basculer dans la violence sans qu’il soit capable de le maîtriser. Ce jour-là, que fera-t-il ? Il suivra son instinct. Comme son père.
33.
— Mais pourquoi donc ai-je des enfants aussi butés l’un que l’autre ? s’écrie Olympe en rentrant dans le petit salon du Trianon où
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