La reine du Yangzi

nullement étonné quand Chang lui annonce la mauvaise nouvelle.
    — J’avais fait savoir à Sun Yat-sen que demander des armes aux Français était prématuré, dit-il. Je les connais bien, les Français. Ils sont très pusillanimes et ne prennent des risques que lorsqu’ils ont un vrai chef à leur tête. Et ils n’en ont pas en ce moment. Ils sont trop dans l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et de leur mission historique pour agir concrètement, à l’inverse des Anglais, si assurés de leur supériorité qu’ils ne se posent pas de questions. Ils avancent, c’est tout, en comptant combien cela va leur rapporter.
    — Cela n’empêchera pas le docteur Sun d’être déçu, maugrée Chang. Et le porteur de mauvaises nouvelles que je suis va en pâtir.
    Liu a un petit rire.
    — Ne t’inquiète pas. Il a trop besoin de toi pour te sacrifier et je te confierai une lettre où je lui expliquerai qu’il a eu tort ; avant d’acheter des armes, il faut acquérirles cœurs et les âmes. Ceux qu’il a conquis ne sont pas assez nombreux ni assez organisés. Il lui faut d’abord se structurer et se fortifier avant de mettre sa stratégie à exécution.
    — Peut-être que sa stratégie justement n’est pas la bonne, s’interroge Chang.
    Liu devient pensif, comme s’il se posait la question, lui aussi. Dans la pénombre de son cabinet, au fond de son yamen, son visage lisse prend des reflets parcheminés. Ses cheveux blancs se partagent toujours aussi impeccablement en deux, mais ses yeux ont perdu cette petite lueur ironique qui lui donnait l’air de s’amuser de tout. L’étendue de son pouvoir et l’importance de la conspiration dont il est le chef ne laissent place sur ses traits qu’à la gravité.
    — Il n’y a que deux moyens de renverser un régime, répond-il. Il faut s’attaquer soit à la tête pour faire tomber l’ensemble, soit aux pieds et grignoter le reste. En l’occurrence s’en prendre directement à Pékin, ou commencer par les provinces les plus éloignées, celles du Sud, pour remonter jusqu’à la capitale. Plus long, mais moins compliqué.
    — Pourtant, tout le monde dit, et les Longs Nez les premiers, que l’Empire est à bout de forces. Un poisson pourrit toujours par la tête. Si la tête est déjà atteinte, pourquoi le Dr Sun n’en profite-t-il pas ?
    — Parce que la place est encore trop forte, que toutes ses forces sont dans le Sud, ou ici et à l’étranger, et qu’il n’a aucun allié à Pékin.
    Liu se penche vers Chang.
    — Le fruit tombera quand il sera mûr. Ce n’est pas encore la saison, mon fils, et il nous faudra travailler encore plusieurs années. Je t’ai formé, tu es mon disciple, Zhu Chang, et j’ai promis à ta mère de faire de toi un homme honorable. Jusqu’à ce jour, tu m’as donné entièresatisfaction. Tu as mérité de monter en grade. Je vais donc te confier de nouvelles responsabilités. Lors de notre prochaine réunion, tu seras nommé officiellement 432, c’est-à-dire cho hai , chargé de nos relations avec les autres sociétés secrètes.
    — En suis-je capable ?
    — C’est à moi seul d’en juger. Et j’ai pensé que tu étais suffisamment aguerri pour remplir cette mission. En particulier, approcher la triade la plus dangereuse de Shanghai, la Qing Bang.
    — La Bande verte ?
    — Oui.
    — Et dans quel but ?
    — En prendre le contrôle.
     

 
     
     
     
     
     
     
    32.
     
     
     
    Deborah est exactement la femme qui lui faut, pense une fois de plus Louis en regardant sa maîtresse déguster le poisson cuit à la vapeur qu’il a commandé à son cuisinier. Deborah Alexander est belle, mariée, discrète et se contente de le voir une fois par semaine. En réalité, leur liaison est purement charnelle. Quand ils se sont rencontrés chez le mari de Deborah, au cours d’une soirée où il a été en quelque sorte intronisé dans le club des grands Shanghailanders américains, il a été subjugué par la beauté de cette femme élégante, sa blondeur irréelle, son teint de lait, ses formes émouvantes. Avec un sourire qui l’a laissé sans voix, elle lui a souhaité la bienvenue au côté de son mari banquier et lui a laissé ses doigts plus longtemps qu’il n’aurait fallu lors de son baisemain. Plus tard, au cours de la soirée, ils ont discuté, dansé et le monde autour d’eux s’est progressivement effacé. Et quand, jouant le tout pour le tout, Louis l’a entraînée dans un couloir désert