La reine du Yangzi
est trop excentré et manque de raffinement pour prétendre devenir un lieu de rendez-vous, même si les dames ne se privent pas de s’y montrer. À la différence du Shanghai Club, leClub allemand accepte les femmes, et Laure le fréquente régulièrement seule ou avec Yoshida quand il lui demande de nouer une relation avec un journaliste bien informé ou le directeur d’une entreprise qui l’intéresse.
Lorsqu’elle a décidé de vivre avec son amant japonais, Laure s’est sentie libérée. Pour la première fois, elle décidait elle-même de son sort. Sa passion pour Yoshida lui donne toutes les audaces, mais susciter la réprobation de la communauté française bien pensante qui se scandalise de la voir vivre hors mariage avec un homme, étranger de surcroît, est celle qui la réjouit le plus. Ailleurs, on reconnaît que la fille Esparnac a hérité du caractère aventureux de son père et on lui en fait compliment à chaque occasion, non sans s’étonner que seul un petit Japonais ait réussi à la conquérir. « Il est peut-être moins grand que vous, mais il ne manque pas de tempérament, mon cher », réplique-t-elle avec un clin d’œil qui laisse généralement pantois son interlocuteur.
— Vous savez, les Asiatiques ont beaucoup plus de qualités qu’on ne l’imagine, dit-elle avec un rien de provocation à Henry E. Morris, un Anglais catholique qui vient de racheter le North China Daily News .
Le Club allemand a organisé ce soir-là un cocktail en l’honneur du nouveau patron du premier quotidien de la ville, ce qui a beaucoup déplu aux grands taipans protestants qui craignent qu’il n’en fasse un journal papiste. Yoshida a demandé à Laure de l’approcher. L’homme figure parmi les mieux informés de l’international settlement. Non seulement, il bénéficie de tout un réseau d’informateurs britanniques, à Shanghai même, à Hong Kong, Canton, Nankin ou Qingdao, mais il entretient également un nombre indéterminé de sources chinoises, officielles ou non, qui lui communiquent des informations de première main avant ses concurrents. Sans parler de sesjournalistes. Pour Yoshida, Morris est une cible prioritaire et il a chargé Laure de déployer tout son charme pour s’en faire un ami proche et lui soutirer toutes les informations possibles sur la politique chinoise.
— À voir votre teint de rose, je n’en doute pas, répond l’Anglais avec un regard appuyé sur le décolleté de Laure. Dommage qu’il soit le seul à vous réussir autant.
Toute autre femme que Laure aurait tourné les talons en le traitant de mufle, Laure, elle, amusée par l’audace de Morris, rit sans retenue et pose délicatement sa main sur son bras.
— Mais qui vous dit le contraire, très cher ? fait-elle, mutine.
Elle adore ce genre de badinage qui laisse entendre à ses interlocuteurs tout ce qu’ils espèrent. Généralement, ils lui proposent aussitôt un rendez-vous galant pour le lendemain, voire le soir même dans un endroit discret. Depuis qu’elle s’amuse à séduire les hommes pour le compte de Yoshida, elle ne cesse de s’étonner de la facilité avec laquelle les Shanghailanders sont prêts à tromper leur femme dès qu’une occasion se présente. Leur fidélité n’est que de façade et, dès qu’ils le peuvent, ils se rendent discrètement dans une des innombrables maisons closes de la concession française ou une fumerie de Fuzhou Road pour passer un moment avec une prostituée chinoise. Et quand une Européenne aussi spectaculaire et de tempérament aussi libre que Laure leur montre de l’intérêt, ils sont prêts à toutes les folies. Comme elle l’a prévu, Morris ne résiste pas plus longtemps que les autres.
— Accepteriez-vous de dîner avec moi après que nous nous serons échappés de cette réception mortelle ?
— Ce ne serait pas très convenable vis-à-vis des Allemands, tempère Laure.
— Les Allemands sont des balourds, ils n’ont que cequ’ils méritent. Venez, ordonne-t-il en prenant son bras avec l’autorité de celui à qui l’on ne résiste pas.
*
— Tu peux être fière de moi ! s’écrie Laure en se précipitant dans les bras d’Ichirô.
Il est minuit passé quand il lui ouvre la porte de son appartement du Petit Tokyo.
— Je suis fier de toi depuis le début, Laure, dit-il.
— Morris me mange dans la main et m’a raconté tout ce que je voulais savoir. C’est un homme charmant, en vérité, même s’il ne rêve
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