La reine du Yangzi
Patrick lit le North China Daily News .
— Que se passe-t-il encore ? questionne-t-il en reposant le journal.
Il avait eu l’idée d’aller le lire au Shanghai Club, mais la chaleur l’a dissuadé de quitter la fraîcheur relative du petit salon aéré par les fenêtres ouvrant sur le parc et par le gros ventilateur dont les pales de bois tournent silencieusement au plafond.
— Louis et Laure ont encore trouvé le moyen de se disputer !
— Et pour quoi cette fois-ci ?
Olympe se laisse tomber sur le canapé et ramène en arrière une mèche de cheveux qui s’est échappée de son chignon. Patrick est encore plus ému par ce geste si féminin depuis que cette mèche rebelle a blanchi.
— À cause de l’amant de Laure. Cet officier de marine qui travaille au consulat du Japon. Évidemment, Louis n’a pas trouvé mieux que de le prendre en grippe, mais il a refusé de me dire pourquoi.
— Il est pourtant gentil ce Yoshida. J’ai l’impressionqu’il ne ferait pas de mal à une mouche. Entre nous, je me demande ce que ta fille lui trouve.
— Je l’ignore. Je sais seulement que Louis ne peut pas le supporter et qu’il refuse de voir sa sœur tant qu’elle sera avec lui.
— Cela ne va pas faciliter la vie de famille, plaisante Patrick.
Olympe éclate de rire. L’humour de son Américain a toujours le don de la détendre. Au fil des années, il s’est révélé le parfait compagnon qu’elle espérait et sa nouvelle vie est aussi douce que possible. Il y a un temps pour les aventures et les frayeurs, et un temps pour goûter l’existence dans ce qu’elle a de plus simple et de plus immédiat, se dit-elle les jours où il lui arrive de regretter ses voyages aventureux sur le Yangzi. Et la mort à laquelle ils ont échappé à Pékin l’a confortée dans cette idée qu’elle n’a plus l’âge des fantaisies. Patrick lui propose depuis longtemps de l’emmener de l’autre côté du Pacifique, à San Francisco et en Californie, mais elle n’a aucune envie d’entreprendre une traversée aussi longue. Elle veut se reposer tout son soûl. La fatigue qui la saisit parfois sans prévenir est le signe que, pendant des années, elle a tout assumé, tout accepté, tout enduré et que son corps réclame la paix. Désormais, elle prend le temps de le soigner. Si le vieux docteur Wang Qiang est mort depuis longtemps, un de ses disciples a pris sa succession et Olympe le fait venir toutes les semaines pour qu’il lui fortifie son qi grâce à ses fines aiguilles d’or et d’argent.
— De toute façon, on ne voit plus beaucoup Laure depuis qu’elle s’est installée chez son Japonais, dit-elle. Et elle ne vient quasiment plus au déjeuner du dimanche. Louis non plus, d’ailleurs.
Patrick est le premier à le regretter. Il s’est beaucoup attaché aux enfants d’Olympe, Laure en particulier, dontil est devenu le confident quand Marc l’a quittée pour les États-Unis.
— Laure m’a avoué que son frère n’aimait pas les Japonais, explique-t-il. D’après elle, il les trouve raides et trop méprisants à l’égard des Chinois qu’ils jugent décadents et attardés. Louis n’a pas tout à fait tort. J’ai vu aujourd’hui un Japonais s’en prendre à son rickshaw et le traiter plus bas que terre. J’avais honte pour lui. Laure m’a dit aussi qu’il leur reproche de traiter leurs ouvriers chinois aussi mal que les Anglais, quand ce n’est pas pire.
— Louis est très proche de nos employés. Depuis qu’il est patron, il a tenu à les rencontrer tous. Y compris les ouvriers des filatures, des usines de moteurs et du chantier naval. Sans parler de ceux des chantiers de construction. Ils ont dû évoquer les conditions de travail dans les usines japonaises. D’après ce que je sais, ils sont plutôt durs, effectivement, mais de là à se fâcher avec sa sœur… Je le trouve un peu trop rigide, notre Louis. Je me demande si ses succès à la tête de la Compagnie ne le grisent pas et s’il ne devient pas aussi exigeant avec les autres qu’il l’est avec lui-même.
*
Sur le Bund, le Club allemand n’a rien à envier au Shanghai Club. Les Shanghailanders allemands, de plus en plus nombreux, parlent de le reconstruire pour qu’il reflète mieux la puissance économique de l’Allemagne, mais, en attendant, il reste l’un des endroits où il faut être vu si l’on veut faire des affaires ou savoir ce qui se dit en ville. Le Petit Cercle, fondé par des Français,
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