La reine du Yangzi
du plaisir, une vision plus exacte des choses, des enjeux, des risques et des décisions à prendre. Ce soir-là, après que Deborah a quitté son house-boat pour rejoindre son mari, il ne rentre pas directement rue Discry mais, après avoir allumé une cigarette, remonte à pied le canal du Yangjingbang, fredonnant un air qu’il a entendu la veille chez Jean Rémusat, le fils du fondateur de la Société philharmonique de Shanghai, qui organise régulièrement des concerts chez lui. Au bout d’un quart d’heure, il monte dans un rickshaw et se fait conduire au bout de la concession, dans les faubourgs de la ville chinoise, à l’entrée d’une ruelle sombre qui s’ouvre entre deux vieilles maisons.
La nuit est tombée et seuls quelques lumignons accrochés ici et là lui permettent de ne pas s’égarer dans ce dédale. D’autres que lui n’oseraient pas s’aventurer dans des lieux que l’obscurité rend si inquiétants, mais Louis sait qu’il ne risque rien. Ici aussi, il est chez lui. Ce que seuls quelques Chinois savent. Deux cents mètres plus loin, une porte où les caractères Zheng Yi , « justice », sont dessinés, il frappe discrètement trois coups espacés puis trois rapprochés, on lui ouvre et il entre dans une petite pièce pauvrement éclairée par trois lanternes de papier.
Autour d’une table, une dizaine de Chinois se lèvent et le saluent d’un seul mouvement.
— Nous ne vous avons pas attendu pour commencer notre réunion, monsieur Lu Yi, dit l’homme qui lui fait face, debout au centre de la table.
Louis se contente d’approuver de la tête – Lu Yi est le prénom chinois qu’ils lui donnent – et va s’asseoir à un bout de la table, entre deux jeunes ouvriers reconnaissables à leurs vêtements, qui se poussent pour lui faire de la place. L’un d’eux est nouveau et il lui sourit en signe de bienvenue. Depuis un an qu’il participe aux réunions clandestines de l’Association des étudiants socialistes, Louis a vu le nombre des adhérents s’étoffer. Au début, ils n’étaient qu’une demi-douzaine, aujourd’hui leur effectif se monte à plus de cent. Ni lui ni celui qui l’a sollicité pour financer son mouvement n’auraient pu imaginer ce succès. Un soir de novembre, un homme a demandé à le voir juste avant la fermeture du siège de la Compagnie du Yangzi. Alors qu’il entrait dans son bureau, Louis mit quelques secondes pour reconnaître l’homme qui, dix ans plus tôt, l’avait remercié d’avoir empêché un malheureux coolie de se faire rosser jusqu’à la mort par un Anglais particulièrement brutal.
— Je m’appelle Lao Sun, expliqua-t-il. Vous avez sauvé l’un des nôtres, autrefois, vous vous en souvenez ? Vous pouvez aujourd’hui en sauver beaucoup plus.
— Comment ? demanda Louis.
— Vous êtes riche, vous dirigez une importante société, vous devez nous aider à faire en sorte que les ouvriers chinois ne soient plus traités comme du bétail.
— Qui ça, nous ? questionna Louis.
— Un groupe de gens qui veulent moderniser la Chine.
— Qui sont-ils, ces gens ?
Lao Sun se rembrunit puis expliqua qu’il était mandatéuniquement pour le contacter et qu’il ne pouvait pas dire de qui il s’agissait puisqu’il ne connaissait qu’un seul d’entre eux, un fonctionnaire impérial.
— Vous êtes un agitateur ? demanda Louis. Cela me convient très bien aussi. Mais pourquoi m’avoir choisi moi ?
— Parce que vous traitez bien vos ouvriers et que vous pourriez nous donner aussi bien des idées que de l’argent.
Louis accepta sans hésiter.
Depuis, il aide le groupe à s’organiser et à agir avec méthode. Cela l’amuse beaucoup de jouer en secret les activistes, mais il ne le ferait pas avec autant de plaisir s’il ne croyait pas que son idéal lui commande effectivement de faire évoluer la société de Shanghai, de la rendre moins dure pour les centaines de milliers d’ouvriers, de coolies, de travailleurs exploités dans ses usines, moins soumise aveuglément au capital de quelques prédateurs qui se comportent comme des flibustiers plus que comme des entrepreneurs dignes de ce nom. Après les Lawson, les Dent et les Cunningham des années 1860, Shanghai attire depuis cinq ou six ans une nouvelle génération d’hommes d’affaires venus d’Amérique ou d’Angleterre qui cherchent à faire fortune le plus rapidement possible sans se préoccuper de leur main-d’œuvre payée une misère. Et
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