La reine du Yangzi
latête d’un chat noir. Sur ses lèvres, le sourire d’un homme qui goûte chaque seconde de son existence. Il s’élargit plus encore quand il atteint la rue Discry et s’arrête devant la grille du Trianon. Il est six heures du soir, le soleil descend lentement vers l’ouest, mais la chaleur du jour imprègne toujours de moiteurs marines l’atmosphère de Shanghai. De l’autre côté de la grille, le vieux jardinier occupé à couper des fleurs pour orner la table du dîner s’interrompt en voyant la masse sombre du cheval dessiner devant lui une ombre inattendue. Il se relève, fronce les sourcils, pose son large panier à anse, s’approche pour mieux distinguer la silhouette à contre-jour qui descend de sa monture dans un cliquetis d’éperons.
— Monsieur Louis ? questionne-t-il en allant ouvrir la grille. Est-ce vraiment vous ?
— Oui, c’est bien moi, répond Louis le prenant par les épaules.
— Madame, Madame ! appelle le jardinier de sa voix rauque. Venez, monsieur Louis est de retour !
À l’intérieur du Trianon, cavalcade, cris. Laure apparaît la première. Jaillie de la porte d’entrée, elle dévale l’escalier du perron et se précipite dans les bras de son frère.
— Louis ? Tu es revenu enfin !
Olympe la suit de près, bouleversée elle aussi, entre stupeur et ivresse. Dans la seconde, elle réalise que sa hantise de ne jamais revoir son fils était infondée, que Patrick avait raison et que, si Louis est rentré, c’est parce qu’il a décidé de faire la paix avec elle. Immobile sur le haut du perron, incapable de faire un pas de plus, ses lèvres esquissent un sourire qui ne la quittera plus jusqu’à la nuit. Louis monte vers cette statue vivante, cette mère aimée qu’il a si souvent imaginée durant ses pérégrinations, et elle disparaît entre ses bras, enveloppée dans le grand manteau chinois de son fils comme au creux d’un refuge.
—Maman, je suis de retour. Tu me pardonnes ?
Olympe se détache de lui et le contemple de la tête aux pieds dans son curieux accoutrement en riant.
— Te pardonner quoi ? s’exclame-t-elle. D’avoir pris de trop longues vacances ? Tu as bien fait, c’était une bonne idée.
Ils rient tous les trois et quand Louis pénètre dans le grand hall d’entrée du Trianon, les domestiques commencent par s’incliner puis se précipitent sur lui, l’entourent, le touchent, lui parlent tous en même temps, s’extasient sur ses vêtements, sa barbe. Il serre longtemps contre son cœur son amah et son mafou dont, si souvent, il a deviné le chagrin après qu’il les eut abandonnés sans explication.
— Monsieur Hu, envoyez tout de suite un boy chez les Liu pour leur dire que Louis est rentré et leur proposer de venir nous retrouver, ordonne Olympe. Et préparez-nous un dîner de roi. Nous allons fêter le retour de mon fils !
— Il faudrait peut-être aussi en envoyer un chez Patrick O’Neill ? suggère Louis.
Olympe ne dit rien mais son sourire amusé est la meilleure réponse qu’elle puisse apporter. Elle comprend surtout que son fils lui offre la paix.
— Et ce chat ? demande-t-elle en caressant la tête de l’animal, toi qui ne les supportais pas…
Coincé dans le sac de Louis, le chat tente en vain de se libérer et ses miaulements effrayés font rire les domestiques.
— C’est mon compagnon de route, répond Louis. Un jour, à Jinan, je l’ai sauvé des mains d’une bande de gamins qui s’apprêtaient à le dépecer vivant puis à le manger.
— Quelle horreur !
— Les Hans mangent tout, c’est comme ça. J’ai menacé de les dépecer aussi s’ils ne le lâchaient pas et ils se sontcarapatés comme des moineaux, en me laissant cette pauvre bête affolée, à moitié étranglée par une ficelle. Je l’ai adopté. Il est assez sauvage et griffe pour un rien…
— On le comprend.
— … mais il est très affectueux. Je l’ai baptisé Baocun, « Sauvé », précise Louis en sortant le chat de sa gibecière.
Baocun bondit aussitôt sur le sol et file se mettre à l’abri sous un meuble.
— Il va peut-être s’enfuir, s’inquiète Laure.
— Certainement pas. Il aurait pu le faire cent fois or il ne m’a jamais quitté. Tous les soirs, il retourne dormir dans la gibecière, c’est sa tanière, là où il a pris l’habitude de se cacher. Mais s’il veut partir, je ne le retiendrai pas. C’est sa vie, après tout, et il ne m’appartient pas. Il est libre, comme tout le
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