La reine du Yangzi
Yang Heiling est un échec complet et le soulèvement de Canton qu’ils espéraient provoquer ne s’est pas produit. Sun Yat-sen avait projeté de s’emparer du yamen du vice-roi en ce mois d’octobre 1895 puis de prendre le contrôle de la province. Ils ignoraient qu’ils étaient attendus par des soldats. Ce qui devait être un assaut héroïque s’est transformé en sanglant guet-apens. Tout s’est passé très vite. Ils croyaient arriver par surprise et s’emparer facilement du palais et du vice-roi lui-même qui ne devait être défendu que par une dizaine de gardes. Or, à peine étaient-ils parvenus dans la cour du bâtiment principal qu’on leur tirait dessus depuis les toits. Plusieurs compagnons de Sun s’effondrèrent, touchés à mort, les autres se mirent à répliquer mais à l’aveugle car le jour n’était pas encore levé. En quelques minutes, tout fut joué. Assaillie de toutes parts, décimée par des tirs mortellement précis, la petitetroupe de Sun, dépassée par le nombre, ne trouva son salut que dans la fuite. Par chance, Chang figurait parmi les derniers à pénétrer dans le yamen et il fut l’un des premiers à pouvoir fuir. Il n’avait jamais tiré avec un fusil et n’avait aucune intention de commencer. Poursuivi par les coups de feu et les balles qui sifflaient à ses oreilles, il s’en débarrassa pour sauter par-dessus le mur d’enceinte et disparaître aussi vite que possible dans les ruelles tortueuses qui entouraient le yamen.
Recroquevillé sur sa paillasse pouilleuse, encore tout vibrant de peur, il ne cesse de revivre ces moments dramatiques, cette panique qui lui a troué le ventre quand les premiers coups de feu ont éclaté et qu’il a vu ses compagnons mourir près de lui. Ils étaient tellement sûrs d’eux, Yang Heiling et Sun Yat-sen… Mais Chang comprend qu’on ne s’improvise pas conspirateur. Comment ses deux chefs ont-ils pu être aussi naïfs ? Et où sont-ils à présent ? Morts, prisonniers, ou en fuite quelque part dans cette ville tentaculaire, où l’eau du fleuve et des canaux est partout, où des quartiers entiers de sampans accrochés les uns aux autres sur les eaux fournissent un refuge idéal pour qui veut se fondre dans la foule innombrable ? Chang est certain que le vice-roi a déjà ordonné de ratisser toute la ville et qu’il doit disparaître au plus vite, dès que le jour sera levé, quand il aura récupéré assez de forces. Tous les comploteurs, et il en est un, vont être pourchassés sans pitié, jugés et condamnés à mort. S’il veut en réchapper, il lui faut trouver une jonque qui acceptera de l’emmener jusqu’à Shanghai pour le peu d’argent qui lui reste. Et, s’il n’en trouve pas, il devra aller se réfugier de l’autre côté du delta, à Hong Kong, et envoyer un télégramme à Joseph Liu pour qu’il mette de l’argent à sa disposition dans une des banques de la ville.
L’aube automnale se lève sur la Rivière des Perles. Lespremiers rayons de soleil qui s’infiltrent à travers la minuscule ouverture donnant sur le port lui rappellent l’emblème du Xing Zhong Hui, le parti de Sun Yat-sen. Dessiné par son camarade Lu Hao-tung, il représente un soleil blanc rayonnant sur fond de ciel bleu. Là, dans ce cagibi puant, démuni de tout, la peur au ventre et encore tremblant, Chang se fait le serment de planter lui-même ce drapeau, un jour, sur le sommet de Wu Men, la Porte du Midi, à l’entrée de la Cité interdite des empereurs.
Déjà, on se lève autour de lui, marins de passage, paysans venus des campagnes chercher un travail sur le port, coolies qui ont trouvé ici un peu de sommeil. Il se fond dans cette misérable troupe qui sort par petits groupes en mâchant du riz ou un morceau de poisson séché. Il est sale, hirsute, ses joues sont creusées d’angoisse, ses vêtements aussi miteux que les leurs : qui pourrait deviner, à le voir, qu’il n’est qu’à moitié han, qu’il est diplômé de droit et qu’il rêve de faire la révolution ?
*
Plus d’un an que Louis est parti, qu’il a quitté sa mère et sa sœur pour parcourir autant de provinces de l’Empire qu’il en a rêvé. Il est allé jusqu’à Pékin, il a vu les murs gigantesques de la Cité interdite, sillonné le Sichouan et le Hunan, il a pénétré des villes fermées qui n’avaient jamais vu d’étranger et en est ressorti vivant, il a dormi dans des temples abandonnés, des auberges
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