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La reine du Yangzi

La reine du Yangzi

Titel: La reine du Yangzi Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jacques Baudouin
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je te le dis, je ne resterai pas trois mois de plus dans ce yamen infesté de cafards et de souris !
    Joseph Liu, crispé sur sa chaise, en lâcherait presque la précieuse tasse de thé vert qu’il boit tous les jours avant le dîner. Il s’apprête à répondre mais sa femme ne lui en laisse pas le temps :
    — D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi, toi qui es chrétien, donc un peu français, tu t’obstines à rester coincé dans ce trou à rats au lieu de vivre, comme eux, dans une maison digne de nous.
    — Ce n’est ni une question de tradition ni une question de religion, Marie-Thérèse, explique-t-il. C’est une question d’esprit ou d’âme, si tu préfères. Toute la journée, je travaille avec Olympe dans la concession française, je mange comme elle, je pense comme elle, je suis comme elle mais, le soir, tu peux comprendre que j’aie envie de me sentir à nouveau chinois. Et c’est seulement dans ce yamen que j’y parviens, nulle part ailleurs. Nos ancêtres sont là, notre histoire est là, et tu sais bien que, malgré toute l’affection que j’ai pour Olympe et ses enfants, nous ne serons jamais comme eux et que nous restons avant tout des Hans. Si je t’écoutais, j’aurais l’impression de trahir mon pays.
    — Tout de suite les grands mots ! Habiter une maison moderne n’est pas trahir son pays, voyons ! Personne ne te le demande ! Franchement, tu n’as pas envie de dormirdans un lit français, sur un matelas de laine large et moelleux comme celui d’Olympe ? questionne Marie-Thérèse d’une voix plus douce.
    La réaction de Joseph est immédiate.
    — Depuis des siècles, le fils aîné des Liu dort dans ce lit fabriqué par le premier de notre lignée, dit-il d’une voix forte. Il est hors de question que j’aille dormir ailleurs !
     
    *
     
    Six mois plus tard, les Liu emménagent dans une magnifique propriété construite sur un terrain qu’ils ont acheté à l’ouest de la concession française dont on dit qu’elle va bientôt s’agrandir d’une soixantaine d’hectares. Beaucoup d’Anglais, d’Américains et d’Allemands fortunés veulent s’installer ici, loin des rues sans grâce de l’international settlement auxquelles ils préfèrent la quiétude ombragée des quartiers français. Dans la rue Marco-Polo, les murs d’enceinte et les arbres du parc des Liu se remarquent de loin : ce sont les plus élevés du quartier. À peine si l’on aperçoit les toits de la demeure, entourée de pins magnifiques. La maison elle-même est élégante et sans ostentation malgré ses dimensions. Avec son corps central à deux étages, son toit presque plat de tuiles rouges, son péristyle blanc à quatre colonnes légèrement arrondi et le grand balcon qui le surmonte, elle possède tout le charme d’une maison méridionale.
    Joseph doit se résoudre à passer désormais ses nuits dans le vaste lit au matelas épais de la grande chambre du premier étage. Marie-Thérèse, certaine que son mari s’y installerait à contrecœur, a choisi avec soin les meubles de chaque pièce : gros canapés de velours, fauteuils profonds, rideaux lourds comme des tentures, guéridons et tables àthé graciles, lustres de cristal et lampes de chevet en verre de Daum. Avec Olympe, elles ont passé des heures dans les magasins ou chez les menuisiers pour trouver le meilleur, elles se sont assurées que les salles de bains disposeraient bien de robinets venus d’Allemagne et non fabriqués en Chine qui fuient au bout de quelques mois. Marie-Thérèse a dû faire une seule concession, laisser Joseph passer une nuit par semaine dans son yamen qu’il refuse obstinément de vendre et que les vieux domestiques de la famille continueront d’occuper. Mais comment Marie-Thérèse pourrait-elle se douter que le yamen des Liu sert, parfois, à autre chose que dormir et qu’à l’arrière du petit temple du parc se tiennent des réunions secrètes dont elle ignore heureusement tout ?
     
    *
     
    Dans cette salle que seuls les initiés connaissent, Liu Pu-zhai domine du regard, derrière sa petite table à thé, la dizaine d’hommes assis le long des murs à sa gauche et à sa droite. La lumière fragile des lanternes de papier peine à les éclairer et fait naître dans la pénombre des reflets de laque ou des éclats de soie brodée. L’antique étendard suspendu sur la paroi derrière lui semble une parole figée pour l’éternité. Il porte les caractères, magnifiquement

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