La reine du Yangzi
œuvres des missionnaires. Il est temps que la fortune de Charles revienne un peu à ce garçon.
Joseph approuve d’un hochement de tête et finit par poser la question qui lui brûle les lèvres depuis des heures.
— Maintenant que vous connaissez toute la vérité, que comptez-vous faire avec les enfants ? Leur dire qu’ils ont un demi-frère ou les laisser dans l’ignorance ?
Olympe le regarde, désemparée.
— Je n’en sais rien, Joseph. Tout cela est encore si frais et si bouleversant. Je n’en veux même pas à Charles et encore moins à cette pauvre femme. Mais je ne sais pas ce que pourraient en penser Louis et Laure. Apprendre qu’ils ont un demi-frère, c’est apprendre que leur père avait une maîtresse, une concubine, qu’il n’était pas celui qu’ils croyaient être, qu’il leur a menti.
— Non, il ne leur a jamais menti puisque, lorsque Louis est né, Charles ne voyait plus Mlle Zhu depuis longtemps.
— Ils ne comprendront pas qu’il ne leur en ait jamais parlé et considéreront cela comme un mensonge, un manque de confiance. Le résultat sera le même : leur père leur a caché quelque chose et, même s’il avait de bonnes raisons de le faire, Louis et Laure ne lui pardonneront pas d’avoir brisé l’image qu’ils avaient de lui. Ils sont si jeunes, si ignorants de la vie…
— Puisque Louis est loin et Laure amoureuse, peut-être faudrait-il attendre qu’ils deviennent adultes pour en discuter avec eux. Après tout, ils seront peut-être très heureux d’apprendre qu’ils ont un demi-frère et que le sang de leur père coule aussi dans d’autres veines que les leurs.
— Vous êtes optimiste, Joseph. Les enfants, même adultes, sont égoïstes. Ils pensent qu’ils sont les seuls, qu’ils ont l’exclusivité de l’amour de leurs parents. Rappelez-vous la jalousie de Louis quand sa sœur est née.
— De toute façon, vous êtes obligée d’attendre le retour de Louis pour le leur dire, si vous le souhaitez.
Alors qu’ils arrivent devant les grilles du Trianon et que Joseph s’apprête à rentrer chez lui, Olympe le retient un instant par le bras et murmure :
— Vous me parlerez de ce Chang un jour ?
Sur le chemin qui le ramène à son yamen, Joseph doit reconnaître une fois de plus qu’Olympe est une femme rare. Sa bonté, son respect des êtres et sa compréhension de la vie, sa connaissance miraculeuse des ressorts de l’âme humaine ont quelque chose de profondément intrigant. D’où tient-elle cette sagesse, elle qui prétend ne croire en rien, ou en tout cas en si peu de choses et vraisemblablement pas en Dieu ? Pour lui dont la foi en Dieu, en la Trinité et en la sainte Église apostolique et romaine, est si forte, mais qui éprouve cependant tant de tourments, cette capacité reste un mystère. Olympe semble n’aimer que les hommes, ne croire qu’en eux et en éprouver une joie dont il est parfois jaloux. Et si elle avait raison ? Et si l’existence, effectivement, n’avait aucun sens, hormis celui de l’amour ?
Le trot du cheval de son tilbury le tire brutalement de sa méditation et le ramène par la pensée au destin des deux fils de Charles. Louis et Chang doivent-ils se rencontrer un jour ? Ils sont si éloignés l’un et l’autre, de leur famille, de leur ville, déjà lancés dans l’immense chaudron qu’est devenu l’empire du Milieu, le premier à Pékin, à en croire les dernières nouvelles qu’il a données, le second toujours à Canton avec Sun Yat-sen. Tous les deux si distants l’un de l’autre, si dissemblables et pourtant si proches par l’esprit, la curiosité, le désir d’apprendre et celui de s’engager dans une cause à laquelle ils croient. Joseph essaie d’imaginer leur rencontre, ce qu’ils pourraient se dire, mais son esprit refuse encore d’associer les deux jeunes hommes au sein d’une seule et même image. Il hausse les épaules : il sera toujours temps de décider quoi faire quand ils rentreront.
S’ils rentrent à Shanghai un jour, évidemment.
19.
Qui les a trahis ? Qui a vendu leur groupe aux Impériaux ? S’il en réchappe, Chang se jure de le découvrir. Pour l’instant, il ne cherche qu’à sauver sa peau. Par miracle, il a réussi à échapper aux soldats du Tsong-Tou, le vice-roi de Canton, qui ratissent la ville et s’est réfugié, haletant, dans un bouge près du port.
L’opération montée par Sun Yat-sen et
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