La reine du Yangzi
calligraphiés, du Tan Di Hui, le nom de la société secrète dont Liu est le chef à Shanghai, la Société du Ciel et de la Terre. Les Chinois qui l’entourent semblent eux aussi volés au temps, statues immobiles dans leurs tuniques de soie, certaines brodées d’un paon, d’un héron ou d’une panthère, d’autres noires, sobrement coupées et sans larges manches. Les uns sont des fonctionnaires impériaux, juges de provinces, tche-fou , ou encore officiers supérieurs de l’armée impériale. Les autres, personne nese risque à demander qui ils sont. Seul Liu le sait et s’en porte garant. Ils ne sont officiellement rien mais détiennent la vraie puissance, celle que confèrent l’argent et les hommes de main. Tous sont membres de la Société à des grades divers. Au fond de la pièce, une silhouette jeune, assise sur un modeste tabouret, observe en silence, à moitié dissimulée dans l’ombre.
— Honorables amis, nous délibérons depuis une heure sur les événements de Canton, mais, ce soir, nous devons prendre des décisions importantes pour l’avenir du pays. Avant de vous prononcer, je voudrais que vous entendiez un homme qui les a vécus au plus près, mon jeune protégé, Zhu Chang, qui a été initié dans notre Société à Canton et a prêté les Trente-Six Serments. Je l’avais envoyé sur place pour prendre contact avec le docteur Sun Yat-sen. Après l’échec du soulèvement, il a réussi à se réfugier à Hong Kong puis à revenir à Shanghai. Si vous l’acceptez, il vous racontera ce qu’il s’est passé exactement et vous pourrez ensuite vous prononcer en toute connaissance de cause. Êtes-vous d’accord pour le recevoir ici ?
Tous les hommes approuvent d’un hochement de tête et sur un signe, Chang sort de son cercle d’ombre pour aller se placer face à Joseph.
— Veux-tu nous décrire ce que tu as vu à Canton, jeune Zhu Chang ?
Des murmures saluent son apparition.
— Cet homme n’est pas un Han ! aboie le tche-fou d’une voix gutturale. Il n’a rien à faire ici !
Joseph a un geste d’apaisement.
— Le jeune Chang est fils d’une dame dont les qualités ont été suffisamment rares pour séduire jadis son père, un Français, Charles Esparnac, le fondateur de la Compagnie du Yangzi, dit-il. Je réponds de lui comme jerépondrais de mon propre fils et d’un vrai Han. Écoutez-le donc et vous constaterez qu’il est un vrai patriote.
Debout, hiératique, face à son mentor, Chang s’est raidi en entendant dire, une fois de plus, qu’il n’est pas un vrai Chinois. Il maîtrise sa colère et son envie de quitter la pièce sur-le-champ, mais il n’est pas question de faire perdre la face à son oncle et il n’insiste pas.
— Ce fut un carnage, commence-t-il d’une voix blanche.
L’émotion est immédiatement palpable.
— Oui, un vrai carnage… Notre chef, Sun Yat-sen, avait méticuleusement organisé la prise du yamen du Tsong-tou, le vice-roi. Tous nos hommes étaient engagés dans l’opération. Une fois que nous en aurions pris le contrôle, nos relais devaient lancer le soulèvement général dans toute la ville. Chacun se tenait à son poste, les agitateurs en place, tout était prêt.
— Comment se fait-il alors que vous ayez échoué si lamentablement ? interroge brutalement le tche-fou.
Fouetté par cette mise en cause directe, Chang se redresse.
— Nous avons été trahis, répond-il. Quelqu’un nous a vendus. Et quand nous sommes arrivés au yamen, les soldats nous attendaient. La fusillade fut terrible. Mes camarades sont tombés les uns après les autres. Ce fut un massacre. J’ai réussi à m’échapper mais j’ai appris le lendemain que tous les partisans du docteur Sun avaient été arrêtés et exécutés. À Canton, le mouvement est décapité. Sun Yat-sen est parvenu à s’enfuir, lui aussi, mais j’ignore où il se trouve.
— Il est en route pour le Japon, précise Liu. Quelle leçon tires-tu de cette affaire, Zhu Chang ?
Le jeune homme hésite avant de répondre.
— Nous avons échoué parce que nous étions trop sûrs de nous et certains de réussir, sans imaginer qu’il pourrait y avoir un ou des traîtres dans nos rangs, répond-il. On nes’improvise pas conspirateur. Il ne faut pas seulement compter sur l’enthousiasme des hommes, calculer toutes les opérations, il ne faut pas seulement tout prévoir, il faut aussi mettre sur pied une organisation digne de ce nom, très rigoureuse, et
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