La reine du Yangzi
misérables ou les yamen de mandarins à bouton rouge curieux d’en savoir plus sur ce jeune Long Nez parlant si bien leur langue, il a joué au jeu des nuages et de la pluie dans le lit de filles curieuses d’extases exotiques, il a goûté des nourritures innommables ou divines, il a admiré des paysages à la beauté si miraculeuse qu’il faillit en mourir,foulé des chemins perdus dans des montagnes oubliées, croisé des pestiférés, contemplé le reflet de la lune sur l’eau d’un étang solitaire, médité avec des moines capables de tuer à mains nues, il a lu pendant des nuits entières les histoires des Royaumes combattants, s’est soûlé avec des soudards qui l’ont vénéré comme un prince tombé du ciel, mais en un an il n’a croisé aucun Blanc.
À croire qu’ils n’ont jamais posé le pied sur cette terre chinoise. Louis voulait la connaître dans son état originel, avant l’arrivée des Européens, avant qu’elle soit profanée par leurs idées, leurs machines, leur Dieu, leur science. Il voulait voir la Chine d’avant Marco Polo, d’avant Matteo Ricci, d’avant les jésuites mathématiciens ou géographes, il voulait voir la Chine d’avant l’arrogance anglaise, d’avant l’opium, la Chine des Tang, des Song, des Ming, la Chine immémoriale qui se contentait d’elle-même et à qui le grand ordre du Ciel suffisait pour se gouverner et se reconnaître, la Chine qui vivait pour elle, rien que pour elle, dans une éternité bienheureuse. Avant que les Blancs viennent la tirer de force vers leur réel, leur modernité, leur histoire, leur violence, avant qu’ils viennent la déposséder de son âme et s’approprier ses richesses.
Après un an de ce périple qui a mené Louis aux franges de la raison et au bout de lui-même, fouler la route de Zi Ka Wei et retrouver quasiment inchangés les faubourgs de Shanghai et les canaux qui les parcourent lui procurent une joie presque enfantine. Il n’imaginait pas en claquant la porte du Trianon qu’il serait si heureux d’y revenir un an plus tard, ni qu’il était aussi attaché à cette ville, à cette atmosphère, à cette lumière qu’il reconnaît déjà, à ces odeurs si singulières, mélange d’air marin, de végétations humides, de putréfactions anonymes, d’humeurs aqueuses que domine la note rauque et fiévreuse du Huangpu.
Il est parti au galop comme un fuyard, il revient assagi,au pas lent de son cheval. Sa colère est éteinte, il n’en veut plus à sa mère, il n’en veut plus au monde ni aux hommes d’être comme ils sont, injustes et cruels. Son périple dans les confins, en lui enseignant qui il était et ce que le monde valait, lui a appris aussi qu’il pouvait le faire évoluer s’il était décidé à le faire. Le vieux maître d’un monastère le lui a dit un jour : « Si tu veux quelque chose, et à condition que cette chose soit bonne et juste, ne pense plus qu’à elle et œuvre sans répit pour elle en ouvrier inspiré. Alors, tu l’obtiendras car tu seras en harmonie avec le Ciel, seul maître de nos destinées. » La gorge de Louis se serre quand il passe devant les bâtiments des congrégations de Zi Ka Wei, le collège et l’observatoire des jésuites où il a grandi, mais il continue sa route jusqu’à la concession française qui n’a pas changé. Hormis quelques maisons neuves et des chantiers de construction, elle est égale à elle-même, paisible, provinciale et sans éclat. Si ce n’étaient les platanes dont les branches étêtées juste avant son départ ont repoussé de plus belle, il jurerait que le temps s’est arrêté un an durant dans ce minuscule bout de France isolé des immensités chinoises qu’il a pénétrées avec ferveur.
Bientôt, la rue du Consulat. Les rares promeneurs se retournent sur ce cavalier étrangement vêtu d’un large manteau chinois, d’un grossier pantalon de coton et d’une chemise européenne qui naguère a été blanche. Avec ses longs cheveux blonds, sa peau brunie par le soleil, sa barbe en broussaille, il a tout d’une apparition dans cette rue bordée de sages demeures françaises. Même les coolies et les tireurs de rickshaws regardent passer avec étonnement cette créature venue de nulle part, qui ressemble à un Han mais qui n’en est pas un, et dont les bagages accrochés à la selle, paniers d’osier et épais sacs de cuir, cachent peut-être des trésors. En bandoulière, il porte une sorte de gibecière d’où dépasse
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