La Reine étranglée
l’élection d’un cardinal
français, et ce ne fut pas la douceur qui leur servit d’argument. Un beau matin
les maisons de Leurs Éminences furent toutes saccagées, tandis qu’on assiégeait
le couvent de Carpentras où se tenait le conclave ; et les cardinaux,
sautant par une brèche du mur, se sauvèrent dans la campagne pour mettre leur
peau à couvert. Sans cette brèche que leur avait ménagée la Providence, leur
affaire était mauvaise. Certains ont couru une bonne lieue, la soutane aux
genoux. D’autres sont allés se mucher dans des granges. Le souvenir ne leur en
est pas encore passé.
— Ajoutez à cela, dit le cousin
Bardi, qu’on vient de renforcer la garnison de Villeneuve, et que les cardinaux
à tout instant s’attendent à voir les archers passer le pont. On vous a vus
aller à Villeneuve, en revenir, cela suffit… Et savez-vous qui sont ces
cavaliers qui vous ont à plusieurs reprises dépassés ? Des gens de Marigny
l’archevêque, j’en jurerais. Ils grouillent dans les parages, en ce moment. Je
n’arrive pas à comprendre au juste le travail qu’ils font, mais certainement
pas le vôtre.
— Vous n’obtiendrez rien,
Bouville et toi, reprit Boccace, en vous présentant de la part du roi de
France, et vous risquez tout au plus quelque soir d’avaler un potage assaisonné
de telle façon que vous ne vous réveillerez pas. Il n’est de recommandation
pour l’heure auprès des cardinaux… auprès de quelques cardinaux !… que
venant du roi de Naples. Vous arrivez de là-bas, m’as-tu dit ?
— Tout droit, répondit Guccio,
et nous avons même les bénédictions de la reine Marie de Hongrie pour voir le
cardinal Duèze.
— Eh ! Que ne le
disais-tu ? Nous ne connaissons que lui ! Il est notre client depuis
vingt ans. Étrange personne, d’ailleurs, que ce Monseigneur Duèze. Il semblait
fort bien placé, à Carpentras, pour être fait pape.
— Alors que ne l’a-t-on laissé
élire ? Il est français.
— Il est né français ;
mais il a été chancelier de Naples, et c’est pourquoi Marigny n’en veut pas. Je
puis te le faire rencontrer quand tu veux, demain si cela te plaît.
— Tu sais donc où le
trouver ?
— Il n’a jamais bougé d’ici,
dit Boccace en riant. Rentre à ton logis, et je te donnerai nouvelles avant la
nuit. Et si vous disposez d’un peu de monnaie, comme tu me le dis, l’entrevue
n’en sera que facilitée. Car le bon cardinal est souvent à court et nous doit
assez gros.
Trois heures plus tard, le signor
Boccace frappait à la porte de la maison où était installé Bouville. Il
apportait de bonnes informations.
Le cardinal Duèze irait le
lendemain, vers la neuvième heure, faire une promenade de santé, à une lieue au
nord d’Avignon, en un endroit nommé le Pontet, à cause d’un petit pont qui se
trouvait là. Le cardinal accepterait de rencontrer tout à fait par hasard le
seigneur de Bouville si celui-ci venait à passer dans les parages, à condition
qu’il ne fût pas accompagné de plus de six hommes. Les escortes devraient
rester de part et d’autre d’un grand champ, tandis que Duèze et Bouville
s’entretiendraient au milieu, loin de tout regard et de toute oreille. Le
cardinal de curie s’entendait à organiser le mystère.
— Guccio, mon enfant, vous me
sauvez, et je me souviendrai toujours de vous en savoir gré, dit Bouville dont
la santé, avec l’espérance revenue, s’améliorait un peu.
Le lendemain matin donc, Bouville,
flanqué de Guccio, du signor Boccace et de quatre écuyers, se rendit au Pontet.
L’air était fort brumeux, effaçant les contours et les sons, et l’endroit
désert à souhait. Messire de Bouville avait revêtu trois manteaux. On attendit
un long moment.
Enfin, un petit groupe de cavaliers
surgit du brouillard, entourant un jeune homme qui chevauchait une mule blanche
et qui descendit lestement de sa monture. Il portait une chape sombre sous
laquelle se devinaient des vêtements rouges, et avait la tête couverte d’un
bonnet fourré à oreillettes. Il avança d’un pas vif, presque sautillant, dans
l’herbe gelée, et l’on vit alors que ce jeune homme était bien le cardinal
Duèze, et que Son Adolescence avait soixante-dix ans. Seul son visage, creux de
joues, creux de tempes, avec des sourcils blancs sur une peau sèche, avouait
son âge ; mais ses yeux avaient gardé la vivacité attentive de la
jeunesse.
Bouville se mit en marche lui aussi
et rejoignit
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