La Reine étranglée
provinces et
qui rendaient les échanges difficiles, à la panique des gens qui avaient
engrangé par peur de manquer, à l’avidité enfin des spéculateurs.
Février est le plus terrible mois à
franchir durant les années de disette. Les dernières provisions de l’automne
sont épuisées, de même que la résistance des corps et des âmes. Le froid
s’ajoute à la faim. C’est le mois où l’on meurt le plus. Les gens désespèrent
de revoir jamais le printemps, et ce désespoir chez les uns se tourne en
abattement et chez les autres en haine. À prendre trop souvent le chemin du
cimetière chacun se demande quand viendra son tour.
Dans les campagnes, on mangeait les
chiens qu’on ne pouvait plus nourrir, et l’on chassait les chats redevenus
sauvages. Faute de fourrage, le bétail crevait et l’on se battait autour des
rebuts d’équarrissage. Des femmes arrachaient l’herbe gelée pour la dévorer. On
savait que l’écorce de hêtre faisait une meilleure farine que l’écorce de
chêne. Des adolescents se noyaient chaque jour sous la glace des étangs pour
avoir voulu y prendre du poisson. Il n’y avait presque plus de vieillards. Les
menuisiers, hâves et surmenés, clouaient sans relâche des cercueils. Les
moulins étaient muets. Des mères folles berçaient des cadavres d’enfants.
Parfois on assiégeait un monastère ; mais l’aumône était sans pouvoir
quand il ne restait rien à acheter que des suaires.
Parfois, des hordes titubantes
montaient des champs vers les bourgs dans le vain rêve de s’y faire donner du
pain ; mais elles se heurtaient à d’autres hordes d’affamés qui venaient
de la ville et paraissaient avancer vers le Jugement dernier.
Il en était ainsi dans les régions
réputées riches comme dans les régions pauvres, en Artois aussi bien qu’en
Auvergne, en Poitou comme en Champagne, en Bourgogne comme en Bretagne, et même
en Valois, en Normandie, en Beauce, et même en Brie, et même en Ile-de-France. Il
en était ainsi à Neauphle et à Cressay.
La malédiction qui depuis un an
accablait la famille royale semblait s’être étendue pendant l’hiver au royaume
tout entier.
Guccio, lorsqu’il était revenu
d’Avignon à Paris en escortant Bouville, avait bien traversé cette affliction.
Mais logeant dans les prévôtés ou les châteaux royaux, et muni de bon or pour
satisfaire aux prix démesurés des auberges, il avait regardé la disette d’assez
haut.
Il ne s’en souciait pas davantage,
une semaine après son retour, en trottant sur la route de Paris à Neauphle. Son
manteau fourré était chaud, sa monture bien allante, et il courait vers la
femme qu’il aimait. Il polissait les phrases par lesquelles il allait raconter
à la belle Marie de Cressay comment il avait parlé d’elle avec Madame Clémence
de Hongrie, bientôt peut-être reine de France, et comment son souvenir ne
l’avait pas quitté un seul jour… ce qui était d’ailleurs la vérité. Car les
infidélités fortuites n’empêchent pas de songer, bien au contraire, à qui l’on
est infidèle ; c’est même la manière la plus fréquente qu’ont les hommes
d’être constants. Et puis il décrirait à Marie les splendeurs de Naples… Il se
sentait vêtu des prestiges du voyage et des hautes missions ; il venait se
faire aimer.
Ce ne fut qu’au voisinage de
Cressay, parce qu’il connaissait bien le pays et lui vouait tendresse, que
Guccio commença d’ouvrir les yeux sur autre chose que sur soi-même.
Le désert des champs, le silence des
hameaux, la rareté des fumées qui s’élevaient des masures, l’absence d’animaux,
l’état de maigreur et de saleté des quelques hommes rencontrés, et surtout
leurs regards, donnèrent au jeune Toscan un sentiment de malaise et
d’insécurité. Et lorsqu’il pénétra dans la cour du vieux manoir, au-dessus du
ruisseau de la Mauldre, il eut l’intuition du malheur.
Pas un coq sur le fumier, pas un
meuglement du côté des étables, pas un aboi de chien. Le jeune homme avança
sans que quiconque, serviteur ou maître, parût à son approche. La maison
semblait morte. « Sont-ils tous partis ? se demanda-t-il. Les a-t-on
saisis pendant mon absence ? Qu’est-il arrivé ? Ou bien la peste
aurait-elle sévi par ici ? »
Il noua les rênes de son cheval à un
anneau du mur et entra dans le corps du logis. Il se trouva en face de madame
de Cressay.
— Oh ! Messire
Guccio ! s’écria-t-elle. Il me semblait bien…
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