La Reine étranglée
la cour, au pied d’un crucifix de bois placé sous
un dais. « C’est vrai, c’est ainsi que cela se passe, se dit-il, mais je
n’y avais jamais assisté. Et pourtant combien d’hommes ai-je envoyés au gibet…
J’ai connu seize années de fortune pour me payer du bien que j’ai pu faire,
seize journées de malheur et un matin de mort pour me punir du mal… Dieu m’est
miséricordieux. »
Sous le crucifix, l’aumônier du
couvent récita, devant Marigny agenouillé, la prière des morts. Puis les
religieuses apportèrent au condamné un verre de vin, et trois morceaux de pain
qu’il mâcha lentement, appréciant une dernière fois le goût des nourritures de
ce monde. Dans la rue, les Parisiens continuaient de hurler. « Le pain
qu’ils mangeront tout à l’heure leur semblera moins bon que celui qu’on vient
de me donner », pensa Marigny en remontant en charrette.
Le convoi franchit les murs de la
ville. Après un quart de lieue, et une fois les faubourgs traversés, apparut,
dressé sur une butte, le gibet de Montfaucon [16] .
Rebâti dans les années récentes, sur
l’emplacement du vieux gibet qui datait de Saint Louis, Montfaucon se
présentait comme une grande halle inachevée, sans toit. Seize piliers de
maçonnerie, debout contre le ciel, s’élevaient d’une vaste plate-forme carrée
qui elle-même prenait assise sur de gros blocs de pierre brute. Au centre de la
plate-forme s’ouvrait une large fosse qui servait de charnier ; et les
potences s’alignaient le long de cette fosse. Les piliers de maçonnerie étaient
réunis par de doubles poutres et par des chaînes de fer où l’on accrochait les
corps après l’exécution ; on les y laissait pourrir au vent et aux
corbeaux, pour servir d’exemple et inspirer le respect de la justice royale.
Ce jour-là une dizaine de corps se
trouvaient suspendus, les uns nus, les autres habillés jusqu’à la ceinture et
les reins seulement ceints d’un lambeau de toile, selon que les bourreaux
avaient eu droit à tout ou partie des vêtements. Certains de ces cadavres
étaient presque déjà à l’état de squelettes ; d’autres commençaient de se
décomposer, la face verte ou noire, avec d’affreuses liqueurs suintant des
oreilles et de la bouche, et des lambeaux de chair, arrachés par le bec des
oiseaux, rabattus sur les étoffes. Une odeur horrible se répandait à l’entour.
Une foule tôt levée, nombreuse,
était venue assister au supplice ; les archers formaient cordon pour en
contenir les remous.
Lorsque Marigny descendit de la
charrette, un prêtre s’approcha et le convia à faire l’aveu des fautes pour
lesquelles il était condamné.
— Non, mon père, dit Marigny.
Il nia avoir voulu envoûter
Louis X ou aucun prince royal, nia avoir volé dans le Trésor, nia tous les
chefs d’accusation qu’on avait portés contre lui, et réaffirma que les actions
qu’on lui reprochait avaient toutes été commandées ou approuvées par le feu roi
son maître.
— Mais j’ai accompli pour de
justes causes des actes injustes, et de cela je me repens.
Précédé du maître-bourreau, il
gravit la rampe de pierre par laquelle on accédait à la plate-forme et, avec
cette autorité qu’il avait toujours eue, il demanda en désignant les
potences :
— Laquelle ?
Comme du haut d’une estrade, il jeta
un dernier regard sur la multitude hurlante. Il refusa d’avoir les mains liées.
— Qu’on ne me maintienne point.
Il releva lui-même ses cheveux, et
avança sa tête de taureau dans le nœud coulant qu’on lui présentait. Il prit un
grand souffle, pour garder le plus longtemps possible la vie dans ses poumons,
serra les poings ; la corde, par six bras tirée, l’éleva à deux toises du
sol.
La foule, qui pourtant n’attendait
que cela, poussa une immense clameur d’étonnement. Durant plusieurs minutes
elle vit Marigny se tordre, les yeux exorbités, la face devenant bleue, puis
violette, la langue sortie, et les bras et les jambes s’agitant comme pour
grimper le long d’un mât invisible. Enfin les bras retombèrent, les convulsions
diminuèrent d’amplitude, s’arrêtèrent, et les yeux n’eurent plus de regard.
Et la foule, toujours surprenante
parce que toujours surprise, se tut.
Valois avait ordonné que le condamné
restât entièrement habillé afin de demeurer mieux reconnaissable. Les bourreaux
descendirent le corps, le tirèrent par les pieds à travers la
plate-forme ; puis
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