La Reine étranglée
ceux même qui n’étaient pas nommés, simplement
d’avoir été présents ? Pourtant, nous n’avions agi que pour le bien du
royaume, la grandeur de l’Église et la pureté de la Foi. Qu’est-ce donc qui a
provoqué cet acharnement du Ciel contre chacun de nous ? »
Alors que quelques heures seulement
le séparaient de son propre supplice, il revenait en esprit sur les étapes du
procès des Templiers, comme si c’eût été là, plus qu’en aucune autre de ses
actions publiques ou privées, que se cachait l’ultime explication qu’il lui
fallait découvrir avant de mourir. Et à remonter lentement les marches de sa
mémoire, avec application ainsi qu’il en avait mis toujours à toutes choses, il
parvint à une sorte de seuil où soudain la lumière se fit et où il comprit
tout.
La malédiction ne venait pas de
Dieu. Elle venait de lui-même et ne prenait origine que dans ses propres actes.
Et ceci était également vrai pour tous les hommes et pour tous les châtiments.
« Les Templiers ne montraient
plus guère d’attachement à leur règle ; ils s’étaient détournés du service
de la Chrétienté pour ne s’occuper plus que du commerce de l’argent ; les
vices se glissaient dans leurs rangs et pourrissaient leur grandeur ; par
cela ils portaient en eux leur malédiction, et il y avait justice à supprimer
l’Ordre. Mais pour en finir avec les Templiers, j’ai fait nommer archevêque mon
frère, homme ambitieux et lâche, afin qu’il les condamnât pour de faux
crimes ; il n’est donc point surprenant que mon frère se soit assis au
tribunal qui, pour de faux crimes, m’a condamné. Je ne dois pas lui reprocher
sa trahison ; j’en suis le fauteur… Parce que Nogaret avait torturé trop
d’innocents pour en extraire les aveux qu’il croyait nécessaires au bien
public, ses ennemis ont fini par l’empoisonner… Parce que Marguerite de
Bourgogne avait été mariée par politique à un prince qu’elle n’aimait pas, elle
a trahi le mariage ; parce qu’elle a trahi, elle a été découverte et
emprisonnée. Parce que j’ai brûlé sa lettre qui aurait pu libérer le roi Louis,
j’ai perdu Marguerite et je me suis perdu en même temps… Parce que Louis l’a
fait assassiner en me chargeant du crime, que lui arrivera-t-il ? Qu’arrivera-t-il
à Charles de Valois qui ce matin va me faire pendre pour des fautes qu’il
m’invente ? Qu’arrivera-t-il à Clémence de Hongrie si elle accepte, pour
être reine de France, d’épouser un meurtrier ?… Même lorsque nous sommes
punis pour de faux motifs, il y a toujours une cause véritable à notre
punition. Tout acte injuste, même commis pour une juste cause, porte en soi sa
malédiction. »
Et quand il eut découvert cela,
Enguerrand de Marigny cessa de haïr quiconque et de tenir autrui pour
responsable de son sort. C’était son acte de contrition qu’il avait prononcé,
mais autrement efficace que par le moyen de prières apprises. Il se sentait en
grande paix, et comme d’accord avec Dieu pour accepter que le destin s’achevât
de cette façon.
Il demeura fort calme jusqu’à
l’aube, et n’eut pas l’impression de redescendre du seuil lumineux où sa
méditation venait de le placer.
Vers l’heure de prime, il entendit
quelque tumulte par-delà les murailles. Quand il vit entrer le prévôt de Paris,
le lieutenant criminel et le procureur, il se mit debout lentement et attendit
qu’on lui ôtât ses fers. Il prit le manteau d’écarlate qu’il portait le jour de
son arrestation et s’en couvrit les épaules. Il éprouvait une étrange sensation
de force, et se répétait constamment cette vérité qui lui était apparue :
« Tout acte injuste, même commis pour une cause juste…»
— Où me conduit-on ?
demanda-t-il.
— À Montfaucon, messire.
— C’est fort bien ainsi. J’ai
fait reconstruire ce gibet. Je finirai donc dans mes œuvres.
Il sortit du Châtelet dans une
charrette à quatre chevaux, précédée, suivie, encadrée de plusieurs compagnies
d’archers et de sergents du guet. « Quand je commandais au royaume, je ne
prenais que trois sergents pour m’escorter. Et j’en ai trois centaines pour me mener
mourir…»
Aux hurlements de la foule, Marigny,
debout dans la charrette, répondait :
— Bonnes gens, priez Dieu pour
moi.
Le cortège fit halte au bout de la
rue Saint-Denis, devant le couvent des Filles-Dieu. On invita Marigny à
descendre, et on l’amena dans
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