La Religion
comprenait pas les mots, Mattias sentit l’intention de réconfort. Il en mémorisa les sons. Dans les mois à venir il allait les entendre à de nombreuses reprises et apprendre leur sens.
« Toute chair est poussière », dit Abbas.
Des fontes de sa selle, Abbas sortit un livre. Sa couverture de cuir vert était ornée d’une écriture dorée aux lignes fabuleuses, et comme s’il laissait Dieu diriger sa main, il l’ouvrit au hasard. Ses yeux parcoururent la page choisie, et comme s’il avait été arrêté par quelque chose de noble, de sacré et d’adéquat, il releva les yeux du livre et désigna le garçon.
Il dit : « Ibrahim. »
Mattias le regardait sans comprendre.
Abbas le désigna à nouveau du doigt d’un geste insistant : « Ibrahim. »
Mattias comprit que c’était le nom que le capitaine avait l’intention de lui donner. Le nom qu’Allah avait choisi pour lui, en fait, car le livre ouvert au hasard était le Saint Coran. Mattias cligna des yeux. Sa mère avait disparu. Britta et Gerta avaient disparu. Son foyer avait disparu. Et à son retour, son père trouverait un gouffre hurlant là où il avait laissé famille et prospérité. Le capitaine écarlate attendait sur son étalon arabe gris. Mattias pointa son index vers sa poitrine.
Il dit : « Ibrahim. »
Et avec cela disparut aussi le nom que son père lui avait donné.
Abbas acquiesça, referma le Livre saint et le rangea. Le lieutenant revint avec un cheval sellé, tendit les rênes à Mattias, et Mattias se rendit compte qu’il allait partir avec ces cavaliers écarlates, et le monde immense s’ouvrit devant lui comme un abîme. Abbas ne lui laissait pas le choix. Ou plutôt, c’était Mattias qui avait été choisi. Il n’hésita pas. Il monta sur le cheval et sentit sa force vivante entre ses cuisses. Du haut de cette nouvelle perspective, le monde avait déjà changé, et bien plus qu’il ne l’imaginait. Il se pencha vers l’oreille du cheval et, comme son père lui avait appris à dire avant de ferrer, il chuchota : « N’aie pas peur, mon ami. »
Abbas se mit en marche et le lieutenant le suivit. Mattias regarda le corps drapé de la couverture blanche et pensa à son père. Jamais il ne connaîtrait la magie que son père aurait pu lui enseigner, ni l’amour qui était le plus grand des envoûtements. Si la lame noire avait cassé, si Mattias avait laissé ses larmes couler sur ses joues, les cavaliers l’auraient peut-être laissé là pour enterrer les morts. Mais cela, il ne pouvait le savoir, car il n’était qu’un garçon. Mattias réprima son angoisse et pressa sa monture. Il ne regarda pas une fois en arrière. Bien qu’il ne puisse pas le savoir non plus, la guerre était désormais sa maîtresse et son métier, et la guerre était jalouse et exigeait un amour exclusif.
Comme ils trottaient dans la rue, dépassant des masures en flammes et des villageois aux visages défaits, Mattias vit les restes des deux derniers démons. Leurs corps décapités flottaient dans d’énormes mares de sang et les blancs de leurs yeux semblaient fixer la boue. Leurs camarades assagis se tenaient en rangs maussades face aux fusils de leurs supérieurs turcs. Ces hommes, Mattias l’apprendrait, étaient des irréguliers qui marchaient sous la bannière du sultan, en quête de rapine – ratés sans patrie et criminels, Valaques et Bulgares, une lie sans discipline ni talent, affligée d’un désir maladif pour la solde des guerres. L’exécution avait eu lieu pour leur montrer qu’ils étaient maintenant sur le fief du sultan et que tout ce qui se trouvait dessus lui appartenait. Chaque grain d’orge, chaque coupe de vin, chaque mouton, chaque mule, chaque village. Chaque homme, femme et enfant. Chaque goutte de pluie. Tout cela appartenait à Son Auguste Majesté, comme lui appartenait désormais le jeune Ibrahim.
Ainsi, en l’an 1540, Mattias, le fils du forgeron, devint un devshirmé : un enfant chrétien ramassé dans le rassemblement et enrôlé comme serviteur de la Porte. Il allait traverser bien d’étranges pays, et voir bien d’étranges choses, avant que les fabuleux minarets du vieil Istanbul ne se dressent devant ses yeux, étincelants de soleil près de la Corne d’Or. Parce qu’il avait été un tueur avant d’être un homme, il allait s’entraîner dans l’Enderun du sérail de Topkapi. Il allait rejoindre la violente fraternité des janissaires.
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