La Religion
tranchées ; moissonnage, salage et stockage ; polissage, aiguisage et prières. Les sergents rugissaient après les piquiers, et les marteaux des armuriers résonnaient. Dans les églises, les cloches carillonnaient, l’on disait des neuvaines et des femmes priaient Notre-Dame jour et nuit. Huit défenseurs sur dix étaient de simples paysans munis de lances et d’armures de cuir faites maison. Mais à choisir entre l’esclavage ou la mort, les fiers et vaillants Maltais n’avaient pas hésité. Une ambiance de défi lugubre planait sur la ville.
Un mouvement attira l’attention de Starkey. Deux faucons aux ailes noires plongeaient à travers le ciel turquoise, comme s’ils n’allaient jamais arrêter de tomber. Puis ils virèrent à l’unisson, remontèrent en flèche et filèrent plein ouest vers l’horizon, et à l’instant indéfinissable où ils se perdirent dans la brume, Starkey imagina qu’ils étaient les deux derniers oiseaux au monde. Venue de l’autre bout de la spacieuse pièce, une voix le tira de sa rêverie.
« Celui qui n’a jamais connu la guerre n’a pas connu Dieu. »
Starkey avait déjà entendu cette devise profane. Elle ne manquait jamais de perturber sa conscience. Aujourd’hui, elle l’emplissait soudain d’effroi, car il craignait de devoir bientôt découvrir qu’elle était vraie. Starkey se détourna de la fenêtre pour rejoindre la conférence.
Jean Parisot de La Valette, le grand maître de l’ordre, se tenait devant sa table des cartes avec le célèbre colonel Le Mas. Grand et austère, vêtu d’un long habit blasonné de la croix de Saint-Jean, La Valette avait soixante et onze ans. Cinquante ans de tueries en haute mer avaient forgé ses nerfs et il savait donc peut-être de quoi il parlait. À vingt ans, il était sorti indemne du tragique bain de sang de Rhodes, quand les survivants de l’ordre avaient été exilés, en loques, sur le dernier de leurs navires. À quarante-six ans, il avait survécu à un an d’esclavage sur la galère d’Abdul Rahman. Quand d’autres auraient choisi un poste haut placé dans la hiérarchie de l’ordre – et la sécurité de la terre ferme –, La Valette avait choisi des décennies d’incessante piraterie, ses narines emplies de tabac contre la puanteur. Il avait le front haut et dégagé, et ses cheveux et sa barbe étaient argentés. Ses yeux avaient été lavés par le soleil jusqu’à prendre la couleur de la pierre. Son visage semblait fait de bronze. Pour lui, les nouvelles de l’invasion étaient comme une sorte d’élixir de jouvence dans un mythe attique. Il avait embrassé la perspective du mauvais sort avec l’ardeur d’un amant. Il était infatigable. Il était exubérant. Il était inspiré. Exalté comme celui dont la haine allait enfin pouvoir être lâchée sans pitié ni retenue. Ce que La Valette haïssait, c’était l’islam et toutes ses œuvres malfaisantes. Ce qu’il aimait, c’était Dieu et la Religion. Et si ces jours devaient être les derniers, Dieu avait envoyé à la Religion la bénédiction de la guerre. La guerre à son apothéose. La guerre comme manifestation de la volonté divine. Une guerre pure et sans entraves, à livrer jusqu’à sa conclusion de cendres, en passant par toutes les extrémités concevables de cruauté et d’horreur.
Celui qui n’a pas connu la guerre n’a pas connu Dieu ? Le Christ n’avait jamais béni l’usage des armes en aucune manière. Par conséquent, il y avait des moments où Starkey était certain que La Valette était devenu fou. Fou du pressentiment d’une violence monstrueuse. Fou de savoir que la puissance de Dieu grondait en lui. Fou car qui d’autre qu’un fou pouvait tenir la destinée d’un peuple dans sa main et envisager le massacre de dizaines de milliers de personnes avec une telle sérénité ? Starkey traversa la pièce pour rejoindre les deux vieux camarades penchés sur la table des cartes.
« Combien de temps devons-nous attendre ? demanda le colonel Le Mas.
– Dix jours ? Une semaine ? Peut-être moins, répliqua La Valette.
– Je croyais que nous avions encore un mois.
– Nous nous trompions. »
Le bureau de La Valette reflétait son tempérament austère. Les tapisseries, tableaux, portraits et beaux meubles de ses prédécesseurs avaient disparu. Il ne restait que de la pierre, du bois, du papier, de l’encre et des chandelles. Un simple crucifix de bois
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