La Religion
du monde. Opium, extraits d’or, de minéraux, et décoctions connues seulement des sages. Elles bannissent la douleur et apaisent le plus tourmenté des esprits, qu’elles imprègnent du plus aimable caractère. Pourtant, à haute dose, elles sont fatales à la plus robuste constitution. Si un homme était malade et fragile, et souffrait d’intolérables douleurs, elles lui porteraient secours. Et qui se questionnerait sur les dernières volontés d’un tel homme, surtout si son testament léguait toutes ses possessions à sa fille bien-aimée ? »
Ruggiero entrevit la justice de ce plan ; pourtant, les vieilles loyautés s’accrochaient. Il ne répondit pas.
« Contesterais-tu un tel testament ? demanda Tannhauser.
– Non, dit Ruggiero.
– Bien, fit Tannhauser, alors prends une plume et du papier. » Il mit le certificat dans sa poche. Il voulait voir le visage de Carla quand elle le lirait. « Plus tard, dit-il, tu pourras aller chercher un prêtre pour don Ignacio. Une âme aussi noire que la sienne aura besoin de tous les derniers sacrements que l’Église peut offrir. »
SAMEDI 9 JUIN 1565
La pointe aux Potences
LA LUNE AVAIT DISPARU et ils avançaient à la lueur des étoiles en suivant les pas de leur prudent guide maltais. Ils menaient leurs montures à pied, harnachements emmitouflés, en suivant des sentiers à moutons dans des défilés traîtres. Dans le ciel au-dessus des crêtes, la queue du Sagittaire leur indiquait leur chemin vers le sud. Ils quittèrent le haut pays et virèrent vers l’est en suivant l’œil de la Gorgone vers la côte. Ils ne rencontrèrent pas de patrouilles turques. Aucun homme ne parlait. C’était une affaire bizarre, se dit Tannhauser, que de voyager en compagnie de tueurs dont on ignore le nom, surtout en pleine nuit. Le poids de l’or autour de son poignet le rassurait : « Ni pour la richesse, ni pour l’honneur, mais pour sauver mon âme. » Dans sa poche, le certificat du prêtre l’encourageait. Dans la froidure précédant l’aube, il menait trente-cinq chevaliers commandés par le chevalier de Lugny vers la crête du mont San Salvatore. Ils s’arrêtèrent pour regarder la perspective qui s’étendait devant eux.
Une brume superficielle s’étendait sur les basses terres. Dans cette vague pâleur, à moins d’un demi-mille de distance, rougeoyaient les braises des feux de camp de la pointe aux Potences. Un seul feu brillant marquait le périmètre, et Tannhauser imaginait les sentinelles qui se réchauffaient les mains en parlant de chez eux. Les chevaliers ne portaient qu’une moitié d’armure et pas de bouclier. Leur monture n’était pas caparaçonnée d’armure. Les moines guerriers descendirent de cheval et allongèrent leurs étriers pour la charge. Pour que leurs montures gardent leur calme, ils leur couvrirent la tête d’écharpes de soie et leur firent descendre la colline jusqu’à la baie de Bighi. À moins de mille pieds du feu de garde, ils s’arrêtèrent, dans la brume jusqu’aux genoux, comme une compagnie de goules récemment arrivées d’un quelconque monde inférieur, et, avec de nombreux regards impatients vers l’horizon oriental, ils déchargèrent leurs armes. L’eau de la mer était trop noire pour être visible et dans le cercle de leur silence le doux rythme de ses vaguelettes paraissait très fort. Comme il y avait encore du temps à tuer, les chevaliers s’agenouillèrent près de leurs montures, les rênes passées autour de leurs coudes. Ils se signèrent, inclinèrent leurs têtes vers les poignées de leurs épées et leurs lèvres remuèrent d’inaudibles prières au-dessus de la brume.
Ils restèrent ainsi en génuflexion jusqu’à ce que la première annonce de l’aube soit signalée par un chant d’oiseau. Le ciel indigo fit émerger une grande traînée de violet de l’horizon lointain et, comme le violet s’éclaircissait doucement en lilas et mauve, les chevaliers firent à nouveau le signe de croix et se relevèrent. On enleva les écharpes de soie, les chevaux soufflèrent à travers leurs naseaux et martelèrent le sable de leurs sabots, et les étriers et les harnais grincèrent tandis que les chevaliers remontaient en selle et nouaient leurs rênes courtes. Ils roulèrent leurs épaules, s’étirèrent et remuèrent leurs coudes pour libérer les joints graissés de leur équipement. Dans la lumière incertaine, leurs visages étaient
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