La Religion
cherchait à reprendre son souffle, Tannhauser se pencha sur lui, une main sur chacun des accoudoirs.
« Comment le sais-tu ? »
La fente qui était sa bouche s’ouvrit et se referma. « On l’a emmené en mer dans une barque et enfermé dans un sac et… » Il s’arrêta en sentant qu’il était très proche d’une nouvelle torture. « Il n’était pas le premier. Le fond de la mer est couvert de bâtards !
– Vous avez fait croire à Carla que le garçon avait été abandonné comme un enfant trouvé. Pourquoi ?
– Je lui aurais dit la vérité et elle aurait hurlé à l’infanticide… »
Tannhauser se retint de frapper le vieil homme en plein ventre. « Vous n’avez pas assez de cran pour avoir commis un tel exploit vous-même. Qui avez-vous envoyé pour accomplir ce crime affreux ?
– La première fois que j’ai été trahi, à la naissance de Carla, j’ai ravalé ma fierté. J’ai supporté les chuchotements et les regards baissés dans les rues. La deuxième fois… » Le souvenir d’une rage intolérable lui étouffa la suite dans la gorge.
Tannhauser se souciait peu de l’âme du vieillard. Il alla pour le saisir à la gorge, puis se souvint des œufs glissants et flanqua un grand coup dans le ventre décharné.
« Dites-moi ! Qui avez-vous envoyé ?
– Mon majordome. Ruggiero. »
La porte à deux battants s’ouvrit et le majordome apparut sur le seuil. Il observa Tannhauser, et la terreur de son maître, sans émotion discernable.
« Son Excellence m’a appelé ? »
Tannhauser se redressa et tourna le dos au vieux comte tordu de douleur pour s’avancer vers le majordome. Ruggiero fit deux pas en arrière. Tannhauser referma la porte sur le bouge derrière lui.
« Ruggiero… »
Ruggiero rentra la tête. Des décennies de servitude rampante avaient rendu l’homme indéchiffrable, et l’avaient peut-être purgé de tout sentiment humain.
« Tu sers un monstre, dit Tannhauser.
– Messire, vous êtes un brave et vigoureux soldat. En conséquence, ne servez-vous pas également des monstres ? »
Tannhauser le plaqua contre le mur. « Ne joue pas sur les mots avec moi, esclave. Je représente dame Carla, dont tu dois trop bien te souvenir dans les heures les plus sombres de tes nuits. »
Ruggiero cligna des yeux, mais à part cela l’habituelle fadeur de son expression ne changea pas. « C’était toujours un plaisir de servir la jeune comtesse.
– En assassinant son enfant nouveau-né ? »
Le tressaillement de surprise fut bref et uniquement perceptible dans les yeux de Ruggiero. Il essaya de s’extirper du mur. « Avec votre permission ? »
Tannhauser le considéra, puis recula.
Ruggiero prit une lampe sur une console. « Venez avec moi, messire, s’il vous plaît. »
TANNHAUSER SUIVIT RUGGIERO dans un corridor, puis dans un escalier étroit qui menait à une série de passages et à d’autres marches, jusqu’à être certain qu’il lui faudrait une heure pour retrouver son chemin. La pensée du sac jeté à la mer serrait sa gorge d’amertume et emplissait son cœur d’échos de ses propres crimes infâmes – motifs de sa démission des agha boluks – car la remarque du majordome avait touché juste. Il avait, lui aussi, servi des monstres. Un troisième escalier et une porte que Ruggiero déverrouilla les menèrent à une vaste pièce aux fenêtres à petits carreaux. Il se dit que ce devait être les quartiers privés de Ruggiero. Un lit, une armoire, un fauteuil et, sous les fenêtres, un bureau. Une petite madone de pierre blanche. Les piètres récompenses d’une vie de servitude. Ruggiero posa la lampe et se servit d’une clé pour ouvrir un tiroir dans le bureau. Tannhauser regarda dedans. Vide, il ne contenait qu’un morceau de papier, plié plusieurs fois et scellé à la cire rouge. Ruggiero sortit le document et se retourna.
« Vous savez lire ? » demanda-t-il.
Tannhauser s’empara du document et étudia le sceau à la lueur de la lampe. Son sceau ne signifiait rien pour lui, mais il était intact. Deux lignes d’écriture étaient emprisonnées sous la cire. Il brisa le sceau avec soin et gratta la cire avec l’ongle de son pouce. La première ligne disait : Madonna della Luce . La seconde précisait une date : XXXI Octobris MDLII .
La veille de la Toussaint. 1552.
Tannhauser eut soudain la bouche sèche et il déglutit.
« Madonna della Luce, dit-il.
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