La Religion
de mutilés, il ne gardait que peu de souvenirs. Pour progresser plus vite à travers la cohue, ses escorteurs tapaient çà et là avec le plat de leurs épées. Une paysanne inconnue lui avait donné du vin sorti d’une gourde, sans qu’il sache bien pourquoi. Quand ils eurent atteint l’Infirmerie sacrée, ils tombèrent dans un tel chaos et une telle confusion que son escorte refusa de l’abandonner là. Ils décidèrent de le porter pendant les cinq cents derniers mètres jusqu’à l’auberge d’Italie, ou quelque chose comme ça, car, dans sa condition, il réalisait très vaguement de quoi il s’agissait. Comme ils allaient se retourner pour l’emporter, Ludovico s’arrêta et lutta contre leur emprise.
Là, de l’autre côté de l’antichambre couverte de sang, il voyait une femme penchée sur une sorte de masse de blessures agitée de convulsions. Il se rendit compte que c’était un homme nu qu’elle maintenait allongé sur une table. Elle avait les bras écarlates de sang, jusqu’aux épaules. Ses cheveux étaient défaits et collés aux gouttes qui maculaient son visage. Mais rien de cela, ni même les rides d’épuisement sur son front, ne pouvait entacher sa beauté, et encore moins la tendresse de son apparence. Il essaya d’appeler, mais sa gorge faillit. Il enviait l’homme sur la table. La jalousie lui perçait les entrailles. Et plus que son épuisement complet, plus que ses blessures, plus que l’extase et l’horreur qui avaient éprouvé son âme, ce fut cette vision d’elle qui l’amena à genoux.
C’était Carla.
À l’instant où ses derniers sens échappaient à son emprise et où les deux jeunes chevaliers le laissèrent s’écrouler, Ludovico comprit qu’il l’aimait toujours, et un abysse aussi profond que l’éternité s’ouvrit en lui. Il l’aimait malgré le danger pour son devoir. Il l’aimait avec un désespoir aussi sombre que celui qui l’avait déjà ensorcelé jadis.
1 . En français dans le texte.
MERCREDI 1 er AOÛT 1565
Le Borgo – L’hôpital – L’auberge d’Angleterre
SURPLOMBÉES PAR LA LUMIÈRE de la Voie lactée, les rues du Borgo s’étalaient, pâles, silencieuses et délaissées, comme le souvenir fantomatique d’une civilisation en ruine depuis des lustres. Minuit approchait quand Carla quitta l’Infirmerie sacrée et traversa la place. Les dalles puaient le vinaigre utilisé pour les débarrasser du sang et des déchets, et cette odeur accroissait le vertige dû à son épuisement. Durant les deux dernières semaines, les nuits avaient été traversées de bombardements turcs aléatoires, et elle cheminait par les rues en cherchant toujours à se mettre à couvert. Tout était saupoudré de poussière calcaire – y compris ceux qui dormaient dehors. Des boulets de pierre s’écrasaient sans avertissement à travers les toitures des masures surpeuplées. L’Infirmerie sacrée avait été touchée plusieurs fois. Des boulets de fer rebondissaient dans l’étroitesse des ruelles pavées comme dans un horrible jeu de quilles. Même en perdant de la vitesse, ils pouvaient écraser une jambe, et il avait fallu plusieurs incidents épouvantables pour enseigner aux enfants de la cité de ne pas essayer de les attraper.
Sans religion pour les réconforter, les lier et surtout les maintenir occupés, le moral du peuple et des soldats aurait été brisé depuis longtemps. Sur ordre de La Valette, un flot plus ou moins constant de rites sacrés avait été maintenu. Funérailles et enterrements de masse étaient conduits en grande pompe. Requiems, bénédictions, neuvaines, veilles et processions publiques se répétaient quotidiennement. Icônes rares et reliques étaient exposées à la vénération publique, puis rangées. Les fêtes de saints très peu connus, même des gens les plus pieux, étaient annoncées et commémorées. Quelques baptêmes et trois improbables mariages avaient été célébrés avec une joie très particulière. En ce sens, par sa force d’âme, son courage et sa gentillesse envers tout un chacun, le peuple se montrait digne de la protection divine.
Mais l’autre lien qui maintenait leur cohésion était une haine fervente des musulmans, qu’ils considéraient comme des meurtriers innés, perfides et cruels. Maintes conversations portaient sur leur caractère inhumain. Les deux mille esclaves galériens de l’ordre, dont la plupart réparaient les murailles sous le feu
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