La Religion
turc, essuyaient le plus fort de cette rancune. Les actes de violence perpétrés contre eux restaient impunis. Lorsqu’une file de femmes attendant devant le magasin de vivres avait été réduite en charpie par un boulet turc, des douzaines d’esclaves avaient été assassinés avec une cruauté choquante. Nicodemus, quand il s’aventurait dehors – et il le faisait de moins en moins –, était traité comme un pestiféré, même à l’église. En passant devant les groupes d’esclaves, leurs formes squelettiques, leurs blessures suppurantes et leurs visages hantés, Carla en ressentait une honte brûlante.
« Vous n’y pouvez rien, lui avait dit frère Lazaro. La guerre fait de nous des scélérats. »
Soixante-douze jours s’étaient écoulés depuis la pendaison du vieux marionnettiste. Chacun avait perdu un peu de sa raison et de son âme. Terrifiée, insomniaque, s’abritant la nuit dans des caves et des tunnels, et s’aplatissant la journée dans les ruines pour éviter flèches et tirs de mousquets, la population vacillait de plus en plus près du désespoir. Certains mettaient même leurs espérances dans la prochaine attaque turque : Elle briserait au moins la monotonie écrasante et suante de peur ; et elle apporterait peut-être une fin à leurs épreuves. Carla ne comptait pas parmi ceux-là. Elle n’avait pas oublié – jamais elle ne pourrait oublier – les conséquences de l’assaut sur Saint-Michel.
LES BLESSÉS AVAIENT COMMENCÉ à arriver quand la bataille s’était achevée, quand le pont de bateaux avait été ouvert – enfin – aux survivants. Jusqu’alors, les pertes qui depuis le matin s’étaient gonflées d’une horde de brûlés et d’estropiés étaient surtout constituées des gardes armés tenant l’extrémité opposée de la crique. Frère Lazaro avait envoyé sur place trois des médecins juifs de la ville faire ce qu’ils pourraient et, dans le vacarme du massacre, à peine à trois cents pas de distance, les Juifs avaient œuvré comme des anges dans ce chaos étouffant et sanglant. Carla n’avait pas été la seule volontaire, mais Lazaro avait une vague idée des événements futurs et se refusait à risquer les vies de ses aides-soignants.
Même Lazaro fut surpris par l’énormité de ce qui suivit. L’exode des blessés sur les planches glissantes et branlantes était trop atroce. Par faveur, les chevaliers passèrent en premier, injustice acceptée par tous comme si elle allait de soi. Puis survint un torrent de panique que les prévôts essayèrent de contrôler. En vain. Des gens glissèrent entre les cordes pour se noyer dans la crique. D’autres tombèrent entre les barques et expirèrent, étouffés les uns par les autres. D’autres encore furent piétinés à mort. Du bout du pont de bateaux, les habitants de la ville portaient ceux qui tombaient à travers tout le Borgo, sur des couvertures ou des brancards, jusqu’à l’hôpital ; ceux qui en avaient la force s’y rendaient en boitant ou en rampant ; des membres de ces divers groupes mouraient en chemin dans les ruelles. Quand l’évacuation s’acheva, les rues étaient couvertes de sang et de chair, d’un mur à l’autre.
De tout le monde connu, l’Infirmerie sacrée était la mieux équipée et en matériel et en personnel – les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem l’avaient voulue ainsi –, et, avec ses deux cents lits, c’était également l’une des plus grandes. Les massacres à grande échelle n’étaient pas en soi une innovation, mais les moribonds étaient généralement abandonnés à la mort sur les champs de bataille. Jamais auparavant aucune institution n’avait tenté de gérer un tel nombre de blessés. Essayer simplement de les sauver était un acte de folie harnaché à leur foi. Mais ils essayaient vraiment. Et ils étaient submergés.
Les murs et les sols de la salle d’opération étaient couverts de sang et de viscères. Des équipes de Maltaises allaient et venaient sans cesse, évacuant le limon écarlate avec des balais trempés dans le vinaigre. Puis les balais devinrent inadéquats et on leur donna des pelles pour nettoyer les caillots gras et noircissant qui se multipliaient sous les tables comme d’obscènes formes de vie. Les chirurgiens en sueur se servaient de maillets pour endormir leurs patients. Ils épuisaient le fil d’entrailles de mouton par pelotes entières et appelaient sans cesse pour qu’on affûte
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