La Religion
avec un jeune esclave à la remorque, ils se retrouveraient vite tous deux en train de hurler sous la bastonnade.
Bors était maître de son destin, et tant qu’il pouvait mourir une épée à la main, il ne se plaindrait pas. Les deux femmes ? Si elles survivaient et qu’elles étaient faites prisonnières par les Turcs – et leur pâle beauté leur accorderait une valeur considérable, du moins tant que leurs vies étaient concernées –, Tannhauser pourrait sans doute les faire échapper à leur destinée toute tracée. Selon sa propre expérience, si un marché pouvait être envisagé, il pouvait être conclu. Mustapha, malgré son immense colère, n’allait pas passer toute la population au fil de l’épée. Quelqu’un devrait reconstruire la ville et labourer les champs. San Lorenzo deviendrait une mosquée. La nourriture redeviendrait bonne. Malte serait comme Rhodes, ou les Balkans, ou n’importe lequel des cent territoires devenus fiefs de Soliman : prospère et paisible. Les Maltais pourraient même aller à l’église le dimanche. Et si Carla et Amparo ne survivaient pas, il pourrait, avec le temps, les oublier et la vie continuerait. Car la vie le faisait toujours. Il avait déjà perdu des femmes. Et au moins n’aurait-il pas à les voir mourir sous ses yeux.
Ce dernier sentiment, très dur, se révéla faux, et son contraire le gardait éveillé plus que tout autre. Il n’oublierait jamais les deux tendres et belles dames à qui il avait fait traverser la mer. Comme il n’avait jamais oublié sa mère, ni Britta ni Gerta.
Le matin suivant, il s’était réveillé et avait décidé qu’il pouvait élever la condition d’Orlandu – s’il était encore en vie – sans qu’ils ne risquent tous deux une mort douloureuse. Parce que dans son délire ce matin-là au fort Saint-Elme Tannhauser l’avait désigné du doigt, Abbas avait essayé de réclamer le garçon, mais les corsaires qui s’étaient emparés de lui étaient demeurés intraitables. Le butin était maigre ce jour-là et, après tant de sacrifices, ils se seraient accrochés à une chèvre à trois pattes rien que pour sauver leur honneur.
LA BAIE DE MARSAMXETT débordait d’activité et regorgeait de mâts et de voilures. Des navires venaient d’Alexandrie et de Tripoli chargés de provisions. D’autres repartaient pour ces mêmes destinations avec des cargaisons de blessés. Réparations et réarmements étaient une routine perpétuelle. Tannhauser passa la moitié du jour à fouiller les quais, échangeant plaisanteries, bénédictions et obscénités occasionnelles avec les mécréants Algériens un peu partout, mais il ne se passa rien qui aurait pu requérir l’usage des armes. Après nombre de discussions et de faux espoirs, il finit par repérer Orlandu en train de gratter des bernacles et des algues sur la coque d’une galère. Le garçon y mettait toute son énergie et, de loin, il n’avait pas l’air trop mal en point. Tannhauser ne le dérangea pas et poussa plus loin ses recherches.
Il découvrit que le garçon était désormais propriété d’un soi-disant capitaine de galère, un malfrat au visage en lame de couteau nommé Salih Ali. C’était un des partisans du grand Torghoud Rais, qui était mort le jour où Tannhauser avait été emporté hors des ruines. Salih était natif d’Algérie, ce qui était une sorte de soulagement, car les plus sordides et les plus vicieux des corsaires barbaresques étaient invariablement des chrétiens renégats, comme Torghoud lui-même. Ils se retirèrent à l’ombre d’une tente et burent du thé sucré en discutant. Tannhauser lui laissa entrevoir la roue tatouée sur son bras, pour que sa parure ne l’induise pas en erreur, et ils se complimentèrent chacun sur leurs valeureuses réputations, dont en fait ils ignoraient tout. Puis Tannhauser laissa entendre qu’il pourrait bien être acheteur d’un esclave chrétien, un jeune costaud, et la négociation commença.
Il fallut deux heures et demie pour qu’elle soit conclue. Il était douteux que tout Européen que Tannhauser connaissait ait pu le supporter. Bors lui-même aurait étranglé Salih au bout de vingt minutes. Mais Tannhauser buvait du petit-lait. Il adorait ce genre de jeux – il les avait appris à la dure, comme tous les jeux qu’on adore, des maîtres dans les bazars de Beyrouth, de Trébizonde et du Buyuk Carsi, qui riaient et se frottaient les mains quand
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