La Religion
Murad a été étranglé peu après. L’autre fils du prince Mustapha n’avait que trois ans. Soliman a envoyé un eunuque de la cour et un capitaine des janissaires pour mettre l’enfant – son petit-fils – à mort. Ce capitaine fut choisi dans la garde personnelle du prince mort, comme garantie qu’elle renouvellerait sa loyauté à leur sultan. »
Soudainement, Tannhauser se sentait épuisé et empli de mélancolie. Il voulait retourner dans son lit. Il voulait que l’Éthiopien veille sur lui. Il était assoiffé de son silence guérisseur. Mais l’Éthiopien n’était plus là. Seule la politesse l’empêchait de quitter la table d’Abbas.
« L’exécuteur choisi était le capitaine des janissaires, poursuivit Abbas. Mais quand il vit le garçonnet marcher vers lui, avec ses petites mains tendues pour offrir un baiser, le janissaire s’évanouit. »
En fait, le janissaire avait quitté la tente pour vomir sur le sable ; mais il ne semblait y avoir aucun mérite à corriger la version d’Abbas.
Ce dernier conclut : « L’eunuque noir exécuta l’ordre à sa place.
– Pourquoi me racontes-tu cette histoire ? demanda Tannhauser.
– Est-elle vraie ? » dit Abbas.
Tannhauser ne répondit pas.
« Je peux comprendre, dit Abbas, pourquoi ce janissaire pouvait alors perdre tout goût pour le service militaire, et pourquoi la gratitude du sultan pouvait s’étendre à permettre sa retraite honorable et anticipée. »
Dans les yeux d’Abbas, il y avait un regard dont Tannhauser se souvenait, qui datait de la première fois qu’il l’avait rencontré, par un froid matin de printemps dans une vallée profonde dont il entendait parfois les rivières dans les paysages de ses rêves. Un regard de reconnaissance qui traversait un gouffre infranchissable pour la seule raison qu’il était capable de le faire, et qu’il était donc ordonné par quelque puissance, qu’elle soit humaine ou divine. Tannhauser ferma un instant les yeux et détourna son regard.
« Au plus haut de ta fièvre, dit Abbas, quand tu étais inconscient, et que les médecins me disaient qu’il y avait peu d’espoir, tu murmurais un chant, encore et encore. J’ai mis mon oreille contre tes lèvres pour écouter. Ce que tu répétais, c’étaient les premiers versets de l’ Adh-Dhariyat . »
Les stances arabes roulèrent dans le crâne de Tannhauser comme une tension obsédante. Pourtant, il ne dit rien et Abbas les lui cita :
« Par les vents dispersants qui s’entrelacent, Et ceux qui portent le fardeau de la pluie, Et ceux qui glissent avec aisance sur les mers, Et par ces anges qui sèment des bénédictions sur ordre d’Allah, En vérité ce qui t’est promis est sûrement vrai. Et en vérité, le jugement et la justice adviendront. »
Tannhauser hocha la tête. « C’était le premier des versets d’ Al-Kitah que tu m’avais appris, parce que c’était la sourate d’où tu avais choisi mon nom.
– Dieu l’a choisi, pas moi. »
Tannhauser acquiesça. Il ne se replongeait pas souvent en ces jours lointains, mais pendant un moment ses souvenirs s’emparèrent de lui, et il se rendit compte que cette nuit tranquille auprès d’Abbas était très précieuse, et que venait un temps où l’on se remémorait même les jours très sombres avec quelque chose comme de l’affection.
Il dit : « À l’époque, j’avais appris les vers que tu viens de citer, ce qui t’avait plu, même si je ne pouvais pas encore les comprendre.
– Aucun homme ne peut entièrement comprendre les mots de Dieu, dit Abbas.
– C’est ce que tu m’avais expliqué aussi. J’aimerais que d’autres les comprennent. »
Abbas opina du chef, quelque peu assombri.
« Tu m’avais dit aussi, poursuivit Tannhauser, que la parole d’Allah ne peut être énoncée en aucune autre langue, car l’arabe est la langue dans laquelle il a choisi de parler au Prophète, béni soit son nom. Pourtant tu avais traduit l’ Adh-Dhariyat pour moi. Les vents dispersants. »
Abbas se mit à rire, surpris. « J’ai fait ça ?
– C’était réconfortant pour moi, je ne sais pas pourquoi. Et aussi un grand mystère. Je t’avais pressé de m’en donner le sens. “Qu’est-ce qu’un vent dispersant ?” Tu avais été très patient. Tu avais réfléchi. “Le vent qui sépare le grain de la paille”, avais-tu dit. Je m’étais demandé si j’étais l’un ou l’autre, parce que je
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