La Religion
ressentais qu’un vent m’avait balayé. » Il sourit. « Il me balaye encore, d’ailleurs. Et je t’avais demandé : “Quelle est la différence entre le grain et la paille ?” Et tu avais réfléchi à nouveau, et dit : “La différence entre ceux qui aiment la vie et ceux qui aiment la mort.” »
Abbas semblait sidéré. « J’ai dit ça ?
– Je l’avais oublié pendant des années, répondit Tannhauser, mais le jour où j’ai vu l’eunuque passer la corde d’arc autour de la gorge du petit prince, je m’en suis souvenu. Et je ne l’ai plus jamais oublié.
– C’est aux érudits d’interpréter les ulema . Si j’ai dit de telles choses, c’est parce que j’étais jeune et enclin aux blasphèmes involontaires. Pardonne-moi. »
Abbas se leva. Tannhauser l’imita, si faible qu’il dut se servir de ses mains pour se soulever de table. Il chancela et Abbas le prit par le bras.
« Ibrahim, dit Abbas, quand je t’ai trouvé au fort Saint-Elme, tu m’as appelé “père”.
– J’ai toujours pensé à toi en ces termes, dit Tannhauser, même si c’est une présomption à laquelle je n’ai aucun droit. J’espère ne pas t’avoir offensé.
– Tu n’aurais pas pu m’honorer davantage. » Abbas détourna son visage pour dissimuler un excès de sentiment. Quand il le regarda à nouveau, ses yeux étaient clairs. « As-tu revu ton père un jour ?
– Non », répondit Tannhauser.
C’était vrai et pas vrai à la fois, mais pour ce soir il avait eu son lot de telles complexités.
« Il aurait été fier de l’honneur que tu as gagné », dit Abbas avec un sourire.
Tannhauser voulut sourire en retour, mais n’y parvint pas. « Dans un monde où des eunuques étranglent des enfants, et appellent cela un devoir sacré, l’honneur est difficile à se procurer. Et parfois, la foi aussi.
– Ibrahim…
– Tu vois, dit Tannhauser, sans se préoccuper des conséquences, ce n’était pas la souillure du meurtre de l’enfant qui me remplissait de tant de honte, mais le fait que je n’avais pas réussi à accomplir mon devoir sacré. Envers la troupe. L’ oçak . Le sultan. Et Dieu. Et parce que je mettais mon devoir au-dessus de l’infanticide, je savais que j’allais perdre soit l’esprit, soit mon âme. »
Abbas secoua la tête. « De Dieu nous venons, et vers Dieu nous retournerons certainement. S’il te plaît, dis-moi que tu n’es pas perdu. »
C’était un moment aussi bon qu’un autre pour réaffirmer la pureté de sa foi, au moins aux yeux de son maître. Tannhauser cita l’unité : « Il est Allah, l’Unique. Allah us-Samad, l’Éternel, l’Absolu. Il n’engendre pas car il ne fut pas engendré. Et il n’existe personne comme lui.
– Allahu Akabar. » La main d’Abbas était toujours posée sur son bras. Il serra. « Ibrahim, nous ne devons jamais perdre notre foi en Allah, même si nous perdons notre foi en l’homme. Même si nous perdons notre foi en nous-mêmes. »
Tannhauser posa sa main sur celle d’Abbas. Il réalisa, pour la première fois, combien Abbas était de stature délicate ; dans son esprit, il avait toujours été comme un géant. Il dit : « C’est ma foi dans les hommes que je ne peux abandonner entièrement, et laisse-moi te dire que j’ai essayé. Peut-être cela causera-t-il ma perte. »
Abbas remua la tête, dubitatif, comme s’il avait peur que n’éclosent des blasphèmes tout neufs. « Tu es loin d’être en bonne santé, et je t’ai épuisé en te retenant trop longtemps. Je dois aller vérifier la garde de nuit. Et tu dois dormir. » Alors qu’Abbas marchait vers la sortie, il s’arrêta et se retourna. Comme pour adoucir l’atmosphère de son départ, il dit : « Demain, tu me parleras davantage de ce commerce de poivre. Cela m’intrigue.
– Avec joie. Mais dis-moi, s’il te plaît, où est passé l’Éthiopien ? »
Abbas le regarda. « Parti. Il appartient à l’amiral Piyale. »
Tannhauser regarda Abbas s’en aller. Il se sentait redevable envers l’épuisement qui l’envahissait, car il détendait le nœud d’émotion qui lui cerclait la poitrine. Il atteignit son lit, et il allait se laisser tomber dessus quand il remarqua deux foulards de soie blanche posés sur l’oreiller, chacun enveloppant quelque chose. Il déplia le premier foulard et trouva le bracelet d’or qu’il avait caché autour de sa cheville.
Je suis venu à
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