La Religion
ils le voyaient arriver – et il comprit très vite qu’il parviendrait à ses fins avec Salih. Car le corsaire tomba immédiatement dans le piège de convoiter le fusil à mécanique posé sur les genoux de son adversaire. Tannhauser avait escompté ce désir, avec une certaine confiance. Bien sûr, Salih n’était pas assez vulgaire pour demander directement le fusil, aussi se bornait-il à l’admirer. Tannhauser se fit une joie de démontrer sa précision, l’ingéniosité de son mécanisme, le fait qu’il tire dès qu’on pressait la gâchette, ce qui ravalait l’usage d’une mèche enflammée aux temps primitifs. Il fit bien attention à ce que le pauvre bonhomme ne le prenne jamais en main. Convaincre Salih que le fusil n’était pas à vendre, à aucun prix, même si une somme bien plus élevée que le prix d’un jeune esclave était avancée sur la table, fut un chef-d’œuvre qui prit deux bonnes heures. Et Tannhauser en était très heureux. Car c’est à cet instant, quand le désir désespéré de Salih d’obtenir le fusil eut enfin ravalé le prix d’Orlandu à celui d’un article sans importance sur une interminable liste, que Tannhauser suggéra qu’ils goûtent l’opium qu’il avait apporté.
Il sortit de sous son caftan une boulette grosse comme une noix et les yeux de Salih étincelèrent de convoitise. On apporta une pipe à eau et ils émiettèrent un peu d’opium avec des fleurs de chanvre indien, des raisins secs écrasés et du tabac, et ils fumèrent dans l’ombre étouffante. Tannhauser se restreignant comme celui qui a déjà été victime d’un tel stratagème, Salih avec la gratitude imprudente de l’homme dont les nerfs, derrière son sourire, sont à fleur de peau. Salih n’était pas le premier à croire qu’une petite relaxation améliorerait ses talents de commerçant. Mais quand la merveilleuse résine eut jeté son sort, que le brouhaha et la puanteur du port finirent par s’estomper, et que Salih commença à vaciller sur son tabouret, le paradis à portée de main, Tannhauser parvint à acheter le garçon pour seulement deux des quarts d’opium. Il rajouta les restes de la petite boulette en signe de bonne volonté, car cela offrirait à Salih la possibilité de rodomontades qui lui sauveraient la face et – qui sait ? –, le monde étant petit, il se pouvait très bien qu’ils se rencontrent à nouveau un jour.
Orlandu fut ramené de la plage par un homme à tout faire. Tannhauser garda son visage invisible jusqu’au dernier moment et s’avança pour se placer entre le garçon et Salih. Il cloua Orlandu sur place d’un regard dur et, faisant mine de gratter sa barbe, il plaça son index devant ses lèvres pour signaler au garçon de ne pas révéler qu’ils étaient amis.
Orlandu, vif comme un serpent, transforma son expression de surprise en un soudain regard renfrogné, celui de qui est vendu et acheté contre sa propre volonté. L’homme de main de Salih, qui avait aspiré une bouffée odorante en entrant dans la tente, était absorbé par l’espoir de partager la pipe, même si c’était absolument vain, et l’échange silencieux passa inaperçu. Salih se contenta de frapper du dos de la main l’oreille du garçon pour lui signifier de surveiller ses manières maintenant qu’il était au service d’un gentilhomme. Au regard que les Algériens échangèrent, Tannhauser suspecta que tous deux pensaient qu’il avait acheté le garçon pour sa satisfaction sexuelle ; et Salih l’assura qu’Orlandu était un garçon d’une perpétuelle fraîcheur ; mais l’heure n’était pas à prendre offense d’insultes imaginaires. Salih Ali exprima l’espoir qu’ils fassent à nouveau affaire un jour et Tannhauser assura au corsaire que ce serait le cas. Et ils partirent enfin : Tannhauser sur sa jument, le fusil en travers du pommeau de la selle, et Orlandu courant à ses côtés, se tenant aux rênes comme si sa vie en dépendait.
LORSQU’ILS FURENT HORS de vue de la tente de Salih, Tannhauser mit la jument au pas. Il ne regarda pas vers le garçon, car il voulait maintenir les apparences. Coincé sous ses cuisses, le sac de cuir était encore gonflé de quatre livres d’or brun. Il se mit à rire. Il n’avait pas ri depuis si longtemps qu’il ne pouvait pas se souvenir quand c’était, et cela le mit en joie en cette fin de journée.
« Donc, dit-il en italien, tu es retourné à ta première profession
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